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Juan, c’est-à-dire un homme qui met dans sa vie le plus possible de sensations fortes et pénétrantes, et diverses, et qui ne peut se résoudre à en sacrifier quelqu’une à une autre, ou au devoir, ou au bon sens. Seulement c’est un don Juan qui n’est pas méchant, qui ne prend pas un de ses plaisirs au malheur des autres, et à jouir du mal qu’il fait ; et c’est un don Juan qui n’est pas grand artiste, qui n’arrange point et ne compose point ses sensations, qui n’en fait pas des poèmes à enchanter son esprit et sa fantaisie. Il n’a pas assez d’imagination et a trop le goût de l’action pour cela, d’où il suit que de ses sensations multiples il n’a que la jouissance rapide et le dégoût. Ainsi il va, comme a dit admirablement Sainte-Beuve à propos de Chateaubriand, « voulant tout et ne se souciant de rien, » se désabusant de toutes choses à mesure même qu’il les goûte, toujours inassouvi et toujours malade de satiété. Et, en effet, c’est un Chateaubriand sans puissante imagination et sans la grandeur des allures, un Chateaubriand qui n’est pas assez poète pour faire de son ennui une grande mélancolie lyrique, qui n’a pas assez d’orgueil pour arrêter dans une attitude majestueuse sa lassitude même. Il n’a que la triste matière, sèche et terne, dont les Chateaubriand font des poèmes.

C’est aller trop loin que de dire comme la mère de Sismondi : « Il n’a pas d’âme. » vraiment il a été trop aimé pour qu’on puisse le croire sans cœur ; on n’inspire pas de telles passions par son esprit seul. Il a des mouvemens de sensibilité très aimables. Quand il n’aime plus, et qu’il revient pourtant, et qu’il reste, et qu’il ne peut se décider à partir, c’est qu’il est irrésolu, sans doute ; mais c’est aussi qu’il souffre très vivement de faire souffrir. Quand il a rompu enfin, qu’il est à Paris, libre, léger de la chaîne brisée, il a une honte un peu naïve qui nous le rend bien sympathique. Il baisse les stores de sa voiture pour n’être pas vu, ne pas essuyer le reproche des regards des passans. Il est charmant, cet enfantillage. Si, vraiment, il a une âme, mais une âme peu profonde, terre légère où ne se nouent point les fortes racines ; et comme sa volonté est toute en velléités violentes, sa sensibilité est toute en exaltations soudaines qui tombent vite, en feux de paille qui ont l’air d’éclairs. « Un sentiment placé dans une âme vide n’a que des explosions, » disait Bonstetten. Bonstetten avait beaucoup connu Benjamin Constant, et assisté bien souvent à l’illumination fugitive de ses feux d’artifice de passion. L’auteur d’Adolphe a été plus passionné que sensible, et plus romanesque que passionné ; mais ses romans étaient sincères ; il était très capable même d’avoir deux ou trois romans très sincères en même temps et de pâtir de tous les trois ; et de dire, non point comme Catulle : « J’aime et je hais, et je suis au