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supplice, » ce qui, sans doute, est trop simple pour un moderne ; mais : « J’aime ici, j’aime ailleurs, et je souffre. »

Il le pouvait d’autant mieux qu’il était très intelligent, très « conscient, » habile, et enclin aussi à analyser ces contrariétés et ces indécisions de son cœur. C’est là précisément ce qui l’a fait juger méchant ou insensible. On pardonne aux cœurs légers à la condition qu’ils aient l’esprit faible. On pardonne aux fougueux, aux étourdis, aux agités, quand on les voit tellement emportés par les folies de leurs sens et de leurs nerfs qu’ils n’en ont pas conscience. Mais on juge sévèrement ceux qui sont capables de se juger. De ce qu’ils sont assez lucides pour se juger, on conclut toujours qu’ils sont assez forts pour se conduire. C’est le secret des sévérités qu’on a eues pour Constant. Il y avait en lui une intelligence claire, droite et vigoureuse, et rigoureuse, en face de assions désordonnées, une pensée froide témoin d’une âme trouble, et un homme qui regardait un enfant. Il faisait très régulièrement son journal… Ne vous laissez pas aller, sur cela, à vous moquer de lui. La plupart des hommes et peut-être même des femmes qui ont ce vice secret sont les pontifes d’un Dieu intime, assez discrets pour ne se point chanter un Te Deum public, mais qui ne peuvent se refuser de se dire à eux-mêmes une messe basse ; ou ce sont des coquets un peu craintifs qui, de temps en temps, à la dérobée, regardent leur âme dans un miroir de poche. Ce n’est point du tout le cas de Constant. Son journal est une tenue de livres très consciencieuse. Comme il ne sait jamais où en sont les affaires de sa vie morale, il les relève en partie double presque tous les soirs, pour essayer de s’y reconnaître. C’est là qu’il tâche à se ressaisir, pour tenter de se diriger. C’est le plus souvent un terrible arriéré qu’il constate, mais c’est déjà quelque chose de le constater. Il dira par exemple : « Aujourd’hui déjeuné chez X, dîné chez Y, soupe chez Z, vu jouer Zaïre,.. journée perdue. Quand donc aurai-je le sens commun ? .. » Ou : « Aujourd’hui resté chez moi, avec un abat-jour sur mes bougies. Mes yeux se reposent et aussi mon esprit. Voilà ce qu’il faudrait faire tous les soirs et ce que je ne fais jamais. » Ou encore : « voilà quatre cents jours sur lesquels il y en a cent soixante-quatorze où je n’ai rien fait… « Il est impossible de tenir une comptabilité plus régulière du dérèglement, et de constater plus rigoureusement son déficit. C’est l’image de sa vie. Un analyste précis et pénétrant emprisonné dans un étourdi, une pensée nette et forte enfermée dans la ronde de passions débridées, dont les unes sont folles et les autres sottes, les jugeant telles, et ne pouvant réussir à les mettre en fuite ; un bon comptable, qui connaît très bien les affaires et qui inscrit en maugréant des opérations absurdes, qui sont les siennes,