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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/709

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possible. Les retardataires ne s’occupaient toujours que de leur histoire de la philosophie. Même leurs adversaires ne voulaient pas quitter ce terrain, et M. Vacherot. par exemple, dans un livre justement célèbre, qui vaut à lui seul autant ou davantage que plusieurs de ceux de Victor Cousin, la Métaphysique et la science, s’il y touchait à la morale, ce n’était qu’indirectement, par circonstance ou par occasion, et seulement pour suivre jusqu’au bout de leurs conséquences les systèmes dont il faisait l’histoire et la critique, — avant d’y substituer le sien. M. Renouvier de même, dans ses Essais de critique générale, et quoiqu’il yen eût un qui traitât expressément des principes ou des fondemens de la morale. Et M. Ravaisson enfin, dans ce remarquable Rapport sur les progrès des études philosophiques en France au XIXe siècle, autant qu’il s’espaçait sur la métaphysique, d’autant se restreignait-il quand il arrivait à la morale, dont il ne trouvait, en effet, depuis près de cinquante ans, qu’une demi-douzaine d’auteurs qui eussent traité. En dehors de l’histoire, on ne s’intéressait guère alors qu’à la métaphysique, tous les jours plus vivement attaquée par le positivisme, et un peu à la psychologie. Mais on eût dit que la morale était faite, qu’une insigne mauvaise foi pouvait seule essayer d’en détruire les fondemens, réputés inébranlables, et, comme au temps enfin de Bossuet ou de Bourdaloue, qu’on ne pouvait s’en prendre au libre arbitre, à l’immortalité de l’âme, ou à l’existence de Dieu, sans en avoir des raisons personnelles, et naturellement peu louables : Dixit insipiens in corde suo : non est Deus.

M. Caro est l’un des premiers, le premier peut-être en France, qui vit et qui signala l’importance du problème. « Il y a longtemps déjà, disait-il dans l’une des dernières éditions de ses Études morales sur le temps présent, il y a longtemps que s’annonçait la crise philosophique qui règne aujourd’hui… Nous reproduisons ici, sans aucun changement notable, ces pages écrites en 1854, où l’on trouvera, à défaut d’autre mérite, l’exact pressentiment des événemens d’idée qui allaient s’accomplir. » Et il avait raison. Tandis que l’on enseignait, presque partout autour de lui, que les doctrines métaphysiques ne se jugent point sur leurs conséquences morales, il avait parfaitement vu qu’au contraire, et comme il est toujours arrivé dans l’histoire, c’était leurs conséquences morales qui détermineraient la fortune des doctrines métaphysiques nouvelles. Si le naturalisme ou le matérialisme, si le spiritualisme ou l’idéalisme devaient sortir victorieux de cette mêlée d’idées, il avait pressenti que ce ne serait pas comme conformes à une vérité qui, d’ailleurs, est placée au-dessus ou en dehors de nos prises, mais en tant qu’ils restreindraient ou qu’ils étendraient, avec l’exercice de notre liberté, le domaine aussi de notre responsabilité. Et qu’importerait, en effet, de savoir si les principes du mouvement et de la pensée sont, comme l’on dit, immanens ou transcendans