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problème qu’ils traitent, ou, du moins, c’est autour de cette question qu’ils tournent. Et quelque solution qu’ils en donnent, plus ou moins conforme à l’ancien idéal, ou, au contraire, en rupture ouverte avec les traditions du passé, le point dont ils tombent d’accord, ce n’est pas seulement l’intérêt, mais, comme l’on dit, c’est l’urgence d’une solution prochaine. Nous habitons une maison dont les fondemens branlent, dont les murs s’en vont insensiblement en ruines, où toutes les pluies entrent par le toit, et, quelle que soit notre insouciance, lorsque enfin nous en serons chassés, ce qui ne saurait tarder beaucoup maintenant, on commence à se demander où nous nous logerons.

Car, c’est bien ainsi que le problème se pose. Oui, grâce à l’effet d’une longue accoutumance ou de préjugés héréditaires, passés dans notre sang et devenus instinctifs, nous vivons encore selon de certaines lois, dont nous ne savons pas si les titres sont fondés en raison ; et il nous suffit, pour quelque temps encore, qu’ils le soient sur l’antique usage. Mais un jour, mais bientôt peut-être, lorsqu’une hérédité nouvelle se sera substituée en nous à l’ancienne, qu’adviendra-t-il de l’usage lui-même, et, s’il est autre, quelles en seront les lois ? Je ne veux pas mêler la question religieuse à la question morale. Mais quand il sera prouvé que la justice, comme on l’enseigne parmi les évolutionistes, n’est que l’expression variable du droit du plus fort ou du plus audacieux, fondé par la violence, fortifié par la coutume et consacré par le temps, que restera-t-il de la justice ? et quels débris, ou quelle ombre des lois ? Quand il sera prouvé, comme le veulent les physiologistes, que la liberté n’est qu’une hypothèse, une illusion de l’amour-propre humain, et qu’on verra plutôt une planète sortir de son orbite qu’un acte humain n’avoir qu’en lui sa cause, que demeurera-t-il debout de l’institution sociale ? Et quand il sera prouvé, selon les pessimistes, que la vie humaine a son objet, son terme et sa fin en elle-même, quelles raisons aurons-nous de vivre, ou en vivant de nous soumettre à des règles qui ne se justifient, et conséquemment qui ne peuvent s’imposer qu’au nom d’une autre vie ? Cependant, il est bien certain qu’aucune société ne pourra subsister sans une règle des mœurs, ni cette règle des mœurs devenir effective sans prétendre à l’immutabilité. Nous sommes donc ainsi pris entre les nécessités de l’institution sociale, d’une part, et, de l’autre, les conclusions de la science, ou prétendue telle ; entre l’obligation d’agir et l’impossibilité de pouvoir ; entre la morale et la vérité. Mais nous ne saurions rester indéfiniment dans ce doute, et c’est le besoin d’en sortir qui fait aujourd’hui la crise de la morale.

Qu’elle soit, en effet, non-seulement actuelle, mais récente, c’est ce qu’il serait facile de montrer. On s’en souciait à peine, il y a vingt-cinq ans, on ne la voyait pas venir, on ne la croyait peut-être pas