Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’Alexandre II, tenant de sa main octogénaire la crosse d’abbesse[1]. Autour de la mère Esther et de ses anciennes religieuses s’étaient groupées des femmes et des jeunes filles qui, sous leur direction, vivaient en communauté. La petite ville de Sémënof et ses environs comptent plusieurs de ces maisons de vieux-croyans de diverses dénominations. On y enseigne aux enfans à lire et à travailler, en même temps qu’à prier selon les anciens rites. Les religieuses starovères ne restent pas cloîtrées derrière des grilles. Elles voyagent pour les affaires de leurs communautés ; elles vont donner leurs soins aux malades, et surtout réciter des prières pour les morts, dans les maisons de leurs riches coreligionnaires ; c’est là pour elles une source d’abondans revenus.

Il reste en Russie, spécialement dans le nord et dans l’est, un grand nombre de ces skytes ou de ces obitèli (couvens), sans existence légale. Il s’en fonde encore aujourd’hui, surtout pour les femmes. Ces maisons sont une des forces du schisme. Elles ont pour l’homme russe un double attrait ; en même temps que son idéal religieux, elles réalisent en quelque sorte son idéal terrestre. Jusque dans les cellules de leurs obitèli se retrouvent les préoccupations pratiques des vieux-croyans. Rien de plus conforme au goût national que le travail en commun sous l’autorité d’un supérieur élu. L’on tient beaucoup, dans ces skytes, à la bonne économie domestique, « au ménage, » (khoziaïstvo), comme disent les Russes ; les supérieurs se font autant d’honneur de ces soins matériels que de l’intelligence des choses sacrées. Un des héros de Petchersky, Potap Maksimytch, ne veut pas croire aux accusations contre le P. Mikhaïl, parce que tout est en ordre dans sa communauté. Les riches marchands moscovites qui dotent ces skytes « pour le salut de leur âme » et se font un devoir d’y faire élever leurs filles se complaisent à y trouver tout en règle, à y voir partout régner la propreté et l’abondance. Ils y recherchent la satisfaction de leur goût, on pourrait dire de leur sentiment esthétique, aussi bien que de leur sentiment moral. Ils jouissent en amateurs des vieilles icônes et des vieux manuscrits prénikoniens; ils savourent les vieilles hymnes chantées par de fraîches voix de femmes ; ils admirent les broderies à la russe et les savans ouvrages à l’aiguille des nonnes et des bélitses[2]. Un des attraits de ces couvens,

  1. Vladimir Bezobrazof : Études sur l’économie nationale de la Russie, 1886, t. II. Cf. les récits d’A. Potchersky.
  2. Il est à remarquer que ce sont des raskolniks qui ont rendu à la Russie l’intelligence du vieil art russe avec le goût des antiquités nationales. Dans leur amour du passé, les vieux-ritualistes se sont mis à collectionner non-seulement les vieux livres et les vieilles images mais les vieux meubles, les vieux bijoux, les vieux bibelots de toute sorte. Ces antiquaires, par superstition, ont été les précurseurs des archéologues.