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dans les scènes sanglantes de rixes et de tortures, et à revenir enfin aux personnages humains vivant dans des conditions ordinaires, ou tout au moins vraisemblables, fût-ce au milieu de paysages exotiques. Telle est cette intéressante Jess, dont le péché ressemble beaucoup à celui de Madeleine. Comme dans le roman de Mme Caro, œuvre émouvante qui a été imitée bien des fois, mais non pas égalée, l’héroïne de M. Rider Haggard se sacrifie avec une générosité dans laquelle il entre trop d’imprudence et trop d’orgueil pour qu’elle puisse longtemps se soutenir. Vaillante, exaltée, sûre d’elle-même à l’excès, Jess laisse l’homme qu’elle adore à sa sœur cadette, amoureuse, elle-même, de cet ex-officier de l’armée anglaise, devenu éleveur d’autruches dans le Transvaal. Jamais John Neil ne saurait ce qu’elle éprouve, si les circonstances ne les plaçaient ensemble, seuls tous les deux, en face d’un péril mortel. Vous rappelez-vous l’une des nouvelles les plus passionnées de George Sand, la scène brûlante où Melchior en pleine tempête, voyant le naufrage imminent, saisit entre ses bras celle qu’il lui est défendu d’aimer, et s’abîme avec elle dans les voluptés qui devaient leur charmer la mort, mais qui, le navire étant sauvé par miracle, les conduisent à la démence et au suicide ? La situation est analogue, mais ici l’aveu vient de Jess. Se croyant sûre de périr avec le fiancé de sa sœur, elle s’abandonne à la passion irrésistible que, follement, elle a cru pouvoir dompter. Cette fois aussi, le salut surgit à l’improviste, un salut qu’elle maudirait s’il ne lui restait le pouvoir de se sacrifier encore, en tuant de sa main Franck Muller, un ennemi qui menace le bonheur et le repos de cette sœur trop aimée. Après quoi elle meurt d’épuisement et d’un broken heart. La fin est vraiment trop arrangée à souhait : il faut que Jess disparaisse, il faut que le hasard lui fasse rencontrer son amant avant d’expirer, et tout cela, en effet, a lieu sans grand souci de la vraisemblance. Dans les étranges paysages du Transvaal, l’impossible, après tout, choque moins qu’ailleurs, et puis on pardonne beaucoup de choses à M. Rider Haggard en faveur de son premier chapitre, où le combat d’une autruche contre un jeune officier, qui n’aurait pas le dessus si une charmante demoiselle ne lui prêtait main forte, est raconté de la façon la plus pittoresque. Les Figures de Cafres, de Boers, de métis, de Hottentots, sont toutes bien posées et suffisamment caractéristiques. Nous avions toujours cru pourtant que les vieux colons hollandais de l’Afrique du Sud formaient une population hospitalière et patriarcale. M. Rider Haggard en fait, au contraire, un tableau peu flatteur. Rappelons-nous qu’il est Anglais, et que le moment qu’il entreprend de peindre est celui où ses compatriotes, battus par les Boers, se virent forcés d’évacuer leurs possessions. Il y a un peu d’histoire contemporaine dans ce