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de village la jettent comme malgré elle dans les bras du seul être au monde qui lui ait jamais témoigné de l’affection, le laboureur Jess, un rustre assez stupide, mais profondément honnête, que l’ignorance et la pauvreté empêchent seules de légitimer sur-le-champ ses amours, des amours qu’aurait pu illustrer Bastien Lepage. Cette pastorale tout entière est d’un réalisme qui étonne, quand on connaît le rang social et l’élégante personnalité de son auteur ; les moutons n’y portent point de rubans roses, les amoureux y sont muets dans leur tendresse autant que les a arbres, les plantes et les êtres, à peine plus consciens, avec lesquels ils partagent les bienfaits inégalement répartis de la mère nature ; » la rudesse des physionomies et des propos, l’implacable pharisaïsme de certains church-goers, la brutalité, l’avarice, l’entêtement bestial des paysans, les préjugés étroits et cruels d’une petite bourgeoisie campagnarde, rien de tout cela n’est voilé ni adouci.

Annie supporte patiemment les humiliations dont on l’abreuve, tant qu’elle a auprès d’elle son brave compagnon, mais la veille même du jour où ils vont enfin se marier, un accident horrible enlève Jess. L’enfant qui va naître n’a plus de père, l’abandonnée ne voit pour lui et pour elle d’autre ressource que le suicide. Elle l’a commis d’intention, quand Dieu, plus clément que les hommes, la délivre. Et qui donc blâmera cette malheureuse d’avoir voulu mourir ? Certes, ce n’est pas Mrs Woods ; elle a pour les misérables le sentiment si admirablement rendu par l’Ackermann anglaise, miss Mary Robinson, dans une de ses poésies[1], ce sentiment qui conduit à se demander devant une prostituée du dernier ordre : « Qui donc répondra pour le crime ? Est-ce elle, l’amant, ou les frères ? .. Ou moi qui n’ai pas fait un geste ? » L’auteur de A Village tragedy ne se prononce ni pour ni contre ses personnages, les laisse s’expliquer, et se borne à les faire vivre d’une vie si intense que leurs passions, leurs peines, les fatalités dont ils sont victimes s’imposent à notre imagination comme si nous en étions témoins. Annie a traversé les pires épreuves, mais enfin l’hôpital et l’épouvantable workhouse lui seront épargnés. L’anneau de Jess au doigt, ce pauvre anneau qu’il rapportait de la ville quand le train l’a écrasé, elle échappera au jugement du monde, qui ressemble fort dans un village à ce qu’il est ailleurs, avec la grossièreté apparente de plus. Peut-être sera-t-il admis, là où elle va, que la fidélité, le dévoûment réciproques, la souffrance supportée en commun, établissent un lien sacré entre deux êtres ; mais c’est ce que refusent de reconnaître l’huissier, un libertin dans son

  1. Le Bouc émissaire. Poésies de miss Mary Robinson, traduites de l’anglais par M. James Darmesteter. Paris, 1888 ; Lemerre.