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les pays transalpins. Il avait eu ses premières escarmouches avec les moines et les théologiens de l’école régnante, qui avaient été les tyrans de sa jeunesse et qui restèrent les adversaires de toute sa vie. Il avait séjourné à Louvain, à Paris, à Orléans, à Londres, dans les principaux centres intellectuels du temps, et s’était lié partout avec les savans. Cependant, si nous examinons à cette date l’œuvre imprimée d’Érasme, nous trouvons qu’elle n’est encore ni considérable ni populaire ; il a fait quelques traductions, quelques livres d’éducation, quelques commentaires sur saint Jérôme ; son nom est connu d’un cercle d’amis ; il excite déjà, dans certains milieux, ces colères et ces haines dont la violence même fera une part de sa gloire ; mais il n’a pu trouver, pendant sa vie nomade et souvent difficile, ni le loisir des grands travaux d’érudition qui éblouiront son siècle, ni l’inspiration des satires qui charmeront la postérité. À son retour d’Italie, il en va tout autrement. Érasme de Rotterdam n’est plus le même personnage : son recueil des Adages est aux mains de tous les gens instruits ; il compose l’Éloge de la folie ; il publie cette série de Colloques et de traités latins, qui vont achever de gagner l’Europe à l’esprit de la renaissance ; il entreprend enfin cette prodigieuse correspondance internationale, aujourd’hui si précieuse, littéraire, politique et religieuse, et dont on ne peut rapprocher que deux correspondances analogues, en des temps fort différens, celle de Pétrarque avant lui, et, après lui, celle de Voltaire. Comme ces deux grands hommes, il devient le roi intellectuel de son époque, consulté par tout ce qui pense, écouté par tout ce qui réfléchit ; son public se forme autour de lui : c’est le moment où son rôle d’éducateur des princes et des peuples va commencer. Aussi les années dont nous allons résumer l’histoire sont-elles importantes dans sa vie. Ce voyage d’Italie, qui peut sans paradoxe se rattacher à sa jeunesse, en marque nettement la fin, et l’on doit conclure que la formation du grand humaniste du Nord s’achève dans la patrie de l’humanisme.

Paris avait été, au XIIIe siècle, le grand foyer de la science en Europe ; au XVe siècle, l’Italie avait repris ce rôle, et ses universités, surtout Bologne et Padoue, appelaient de tous les coins du monde la jeunesse lettrée. La France elle-même commençait à y envoyer ses étudians, et, pendant tout le XVIe siècle, nos prélats, nos magistrats, nos érudits tinrent à honneur de prendre leurs grades dans les écoles de la péninsule. Telle était aussi l’intention d’Érasme, quand il partit pour l’Italie. Il n’était point encore docteur en théologie, et bien qu’il dédaignât les titres officiels, « le vrai docteur étant celui qui montre sa science par ses livres, » il voulait sacrifier au préjugé du temps et mériter comme les autres d’être appelé magister noster. Une autre raison plus élevée l’attirait