Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/194

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

longtemps fait savoir à Érasme son désir de le connaître et le reçut avec une cordiale familiarité. « Il me traita comme un égal, comme un collègue, » écrivait Érasme vingt ans après. Le cardinal fit plus encore : instruit de son désir de poursuivre de grands projets littéraires, il mit sa bibliothèque à sa disposition, et lui proposa de vivre désormais chez lui, de partager sa table et sa maison. C’était la liberté du travail assurée, une vie de loisir et de dignité que viendraient bientôt compléter de lucratives sinécures. Offres bien séduisantes et qui font un instant hésiter Érasme. Il s’y rendrait sans doute, mais il vient de recevoir des lettres d’Angleterre : ses amis le rappellent à grands cris ; Henri VIII est monté sur le trône, et les érudits attendent merveilles du nouveau règne ; Érasme surtout, qui fut distingué autrefois par le prince héritier, doit être le premier à profiter des dispositions du roi ; il peut tout espérer, et on l’engage à laisser croître son ambition. Notre voyageur écoute ses vieux amis ; tant de promesses le tentent, et peut-être aussi, après trois années presque entières passées au pays du soleil, a-t-il enfin senti la nostalgie des brumes natales.

Ce n’est pas cependant sans hésiter longtemps qu’il se décide à abandonner Rome. Il part sans retourner chez Grimani. « J’ai fui, lui écrira-t-il ; je n’ai pas voulu vous revoir ; ma décision déjà chancelante aurait cédé ; votre amabilité, votre éloquence m’auraient retenu. Je sentais déjà l’amour de Rome, en vain combattu, grandir de nouveau au fond de moi-même ; si je ne m’étais arraché violemment, jamais je n’aurais pu partir. » Ces paroles, plus énergiques encore dans le texte latin, expriment, en leur sincérité, un sentiment que connaissent bien les amoureux de Rome.

Il s’en est fallu de peu, on le voit, qu’Érasme, comme tant d’autres étrangers venus en visiteurs, ne soit demeuré aux bords du Tibre le reste de sa vie. A-t-on songé à ce que devenait alors sa carrière ? Elle était, sans aucun doute, plus heureuse. Il écrivait encore les œuvres qu’il portait en lui, adoucies peut-être en quelques traits ; mais les ennemis qu’elles lui firent n’osaient pas l’attaquer, abrité par le trône pontifical. Il vivait, dans la paix de son cœur, pour l’amitié et pour les lettres, se reposant de l’étude des Septante par la lecture de Lucien. Bientôt Léon X lui donnait le chapeau, et sa voix conciliatrice se faisait écouter, au moment de la réforme, dans les conseils de l’église. Mais Érasme loin de l’Allemagne, loin de la mêlée du siècle, Érasme enfoui dans la littérature, endormi peut-être à demi dans l’oisiveté des bénéfices, compterait-il beaucoup dans l’histoire ? Pour que ses livres soient lus et discutés par des milliers d’hommes, il faut qu’ils reflètent leurs passions et répondent à leurs incertitudes ; pour que son nom reste dans la mémoire de l’avenir, il faut qu’il soit maudit et calomnié, qu’il retentisse longtemps dans les contradictions