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Débarqué à Venise, il est assailli par des amis qui insistent tous pour le recevoir chez eux ; mais il suit Francesco Allegri, avec qui il est venu de Florence, et à qui il a donné parole. Un scrupule de convenance l’empêchait d’habiter sous le toit où Pétrarque avait laissé seule sa fille Francesca, que Boccace nomme Tullia, comme fille du moderne Tullius Cicéron : « Si je n’avais eu, dit-il, aucun ami pour me recevoir, j’aurais mieux aimé demeurer à l’auberge que de vivre chez Tullia en l’absence de son mari… Tu connais, toi, la pureté de mon âme : tout le monde ne la connaît pas. Ma tête blanche, à vrai dire, et mon âge, et la masse pesante de mon corps malade, sans parler de ma loyauté, auraient pu écarter tout soupçon. Mais j’ai préféré m’abstenir. En ces sortes de choses, tu le sais, on en croit plutôt la mauvaise renommée, si mensongère soit-elle, que la vérité. »

Pourtant il va visiter Francesca. La charmante jeune femme, dont la gracieuse vertu fut l’ornement des dernières années de Pétrarque, reçut avec joie l’ami qu’elle savait si cher à son père. Elle rougit d’abord un peu, puis prit son courage et embrassa tout simplement Boccace, qui demeura ravi de tant de naturel et de bonté. Elle lui offrit tout ce qui pouvait lui plaire, la maison, le jardin, et surtout les livres de Pétrarque. Boccace lui trouva la grâce d’un enfant et la gravité d’une matrone. Il l’admira autant que faisait Pétrarque. Ce n’était pourtant ni une héroïne ni une savante. Elle était simple, bonne et honnête. On s’assit dans le jardin, avec quelques amis, passant le temps en honnêtes propos. Voici venir une enfant, la petite-fille de Pétrarque, qu’il avait nommée Eletta, du nom de sa propre mère. L’enfant avait cinq ans. Elle était bien élevée, se présentait avec timidité et saluait avec un sourire. Boccace la prit dans ses bras sans qu’elle eût peur. Il était tout ému, songeant à sa fille Violante, qu’il avait récemment perdue. Violante eût été plus grande, ayant quelques années de plus ; mais le père retrouvait en Eletta toutes les grâces de son enfant, le regard clair, le parler naïf, les façons ingénues. La ressemblance lui semblait parfaite, sauf pour la couleur des cheveux, « car la tienne, écrit-il à Pétrarque, a une chevelure d’or, et les cheveux de la mienne étaient noirs et roux. » L’enfant resta longtemps sur les genoux de Boccace. Il la regardait et l’écoutait sans se lasser. A la fin, il n’y put plus tenir et se détourna pour pleurer.

Francesco di Brossano revint à Venise après quelques jours. C’était un homme simple, franc et bon, tout semblable à sa femme ; il semble que Boccace comme Pétrarque, après leur vie compliquée et l’effort de leur âme toujours tendue, aient trouvé le plaisir du repos dans la société de ces natures primitives. Brossano combla Boccace de