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régime où tout relève de l’élection, le pouvoir judiciaire seul ne saurait échapper longtemps à la loi commune. Plus les progrès de la démocratie envahissante rendent indispensable à la protection du droit l’existence d’une magistrature forte et indépendante, plus il devient difficile, sinon impossible, de garantir cette indépendance menacée par le système électif.

Au fond, la théorie préoccupait peu les politiciens. L’accroissement de la puissance du peuple n’était que le but apparent, qui n’a même pas été atteint, comme le remarque M. Lieber. « Car les magistrats soi-disant élus par le libre suffrage du pays sont désignés d’avance au vote aveugle des masses, qui ne peuvent ni contrôler ni discuter les choix. » Les préoccupations de parti surtout guidaient les réformateurs. Stuart Mill dit que les juges doivent être nommés pour et non par le peuple. Les politiciens disent : par le peuple et pour le parti.

Ne fallait-il pas d’ailleurs trouver de nouvelles dépouilles à distribuer entre les vainqueurs, afin de réchauffer leur zèle ou de récompenser leurs services électoraux ? Les sièges des juges étaient une proie tentante et facile. L’inamovibilité des fonctions judiciaires devenait dès lors un privilège antidémocratique, qui ne pouvait plus être toléré.

Inauguré d’abord dans l’état du Mississipi, vers l’année 1832, le système électif se propagea, par une contagion rapide, dans les différens états particuliers de l’Union américaine, où il a toujours subsisté depuis. Le peuple élit les juges locaux, souvent aussi les constables, autrement dit les gendarmes. C’est bien là le complément naturel du principe républicain, tel que l’avait entrevu Jefferson.

Les cours fédérales et la cour suprême des États-Unis sont l’unique exception à la règle universelle. Mais leur sort serait facile à prévoir, si la constitution même ne les préservait pas des novateurs. Ceux-ci se plaisent à reconnaître l’influence du haut tribunal et l’importance de son rôle. Qu’une « légère réforme » y soit seulement introduite, l’élection de ses membres, par exemple, et leur révocation ad nutum, ils sont prêts à proclamer l’institution parfaite. Le parti radical apprécie fort la justice, à la condition de tenir en bride ceux qui la rendent.

En 1873, les fermiers du nord-ouest (grangers) réclament impérieusement l’abrogation de certaines clauses législatives insérées dans une concession de voie ferrée. La commission du sénat, chargée d’étudier l’affaire, objecte aux délégués que le congrès n’a pas le droit de révoquer des contrats ; voulût-il passer outre afin de donner satisfaction aux griefs articulés, sa décision serait infailliblement annulée par la cour suprême. « Eh bien ! répondent les