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dont ils sont devenus les maîtres par le nombre ou par la corruption et la terreur. Disposant des emplois électifs, ils en trafiquent et les distribuent à des créatures. Un ex-gouverneur de l’état, en quête de votes, recherche leur alliance ; les partis se la disputent.

Cependant l’administration des villes et la perception des deniers publics tombent légalement entre les mains de ces sociétaires d’espèce nouvelle. Les voilà possesseurs d’une caisse. Il leur faut encore l’assurance de l’impunité ; l’élection des juges la garantira. Les Molly Maguires élisent les juges, les shérifs, les constables, et réussissent presque à faire nommer un de leurs chefs, notoirement convaincu de crimes. Quelques voix de plus, le meurtrier siégeait au tribunal. On eut ainsi pendant vingt ans le spectacle d’une association de voleurs et d’assassins exerçant paisiblement leur métier avec la connivence des magistrats et sous la protection des lois.

Les Molly Maguires finirent par être poursuivis ; on leur intenta un procès en 1876. Mais cette satisfaction tardive ne fut obtenue qu’au prix des plus grands efforts et par des moyens détournés. Les bons citoyens se virent réduits à recourir aux services d’une agence de police privée, qui dut consacrer quatre années entières à réunir les preuves et les témoignages. Peut-être encore l’affaire n’aurait-elle pas abouti sans la pression énergique des comités de vigilance, s’improvisant défenseurs du droit trahi par les autorités légales. De même la loi de Lynch, dont l’intervention répétée dénote un triste état social, vient suppléer la justice officielle, trop souvent complaisante ou complice.

L’humour anglo-saxon jette aussi sa note d’un comique spécial au milieu des scènes de corruption, de violence ou de péculat. En 1869, la puissante compagnie de l’Érié veut mettre la main sur la ligne ferrée d’Albany à Susquebanna. Il s’agit d’avoir la majorité dans la prochaine assemblée des actionnaires. Les titres, fort rares sur le marché, appartiennent pour la plupart aux villes desservies par le chemin de fer, qui n’ont pas le droit de les vendre, sinon au pair et argent comptant. Malgré cela, les administrateurs de l’Érié en achètent 7,000 à l’aide de simples bons signés par eux. Le directeur d’Albany riposte aussitôt, et souscrit 9,500 actions sur les 12,000 qui restent à émettre. Seulement le capital exigible n’est pas versé. L’illégalité de part et d’autre ne saurait être plus flagrante. Mais qu’importe la loi ? On aura les juges. Chaque parti eut le sien : Peckham contre Barnard.

Alors commence une lutte épique avec toutes les armes que l’arsenal de la chicane la plus inventive peut fournir. Les magistrats ennemis se bombardent réciproquement à coups de sentences contradictoires, dont chacune annule tour à tour celle de l’adversaire.