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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/684

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interdisait un tel rôle. Une religion qui prétendait à l’efficacité pratique ne pouvait manquer de combler, tant bien que mal, une lacune de cette importance. Comment y parvenir sans se mettre en contradiction trop ouverte avec les dogmes généraux du système ?

Philodème répond au reproche qu’on adressait à son école de supprimer « les belles espérances que les hommes justes et bons placent dans les dieux. » — « Personne, dit-il, parmi les philosophes qui ont soutenu que les dieux procurent des bienfaits ou causent des dommages aux hommes, n’a entendu ces dommages et ces bienfaits dans le même sens que le vulgaire ; beaucoup même ont dit que les dieux ne sauraient nuire en aucune manière. » Telle avait été, en effet, la doctrine de Platon ; telle était celle des stoïciens. Mais, poursuit Philodème, « les Épicuriens, comme l’atteste Polyénus dans son premier livre, n’en laissent pas moins subsister pour les bons des bienfaits, pour les méchans des dommages venant des dieux. » Épicure avait fait un traité intitulé : Des rapports d’amitié[1] qu’a la divinité avec certains hommes, et des rapports contraires qu’elle a avec certains autres ; et il y soutenait « qu’il faut affirmer Dieu comme cause de salut pour les hommes. » — « Les dieux étant propices, dit encore Philodème, nous ne devons pas craindre la guerre ; les dieux étant propices, nous passerons notre vie dans la pureté. » Enfin le même Philodème, retournant contre les stoïciens l’objection adressée par ceux-ci à l’épicuréisme : « Les stoïciens, écrit-il, nient que les dieux puissent causer du mal aux hommes, et, par là, ils suppriment toute entrave à l’injustice et dégradent l’homme au niveau de la brute (car quel est celui qui sera détourné de l’injustice à laquelle il aspire par la crainte de l’air ou de l’éther ? ). Nous disons, nous, que des dieux vient le châtiment pour quelques-uns, et pour d’autres les plus grands des biens. »

Ces fragmens calcinés d’ouvrages arrachés aux laves refroidies d’Herculanum jettent un jour assez inattendu sur la religion épicurienne. Ces dieux impassibles, que ni la faveur ni la colère ne sauraient émouvoir, sont donc en quelque manière providence ? Ils ont une justice distributive, et voilà la vie humaine, qui se croyait affranchie pour toujours de ces maîtres superbes (dominis privata superbis), obligée de compter de nouveau avec eux !

Nous pensons que l’incohérence et la contradiction sont seulement apparentes. D’abord les dieux peuvent parfaitement procurer des biens aux bons et des maux aux méchans sans éprouver pour cela les passions tout humaines de la faveur ou de la colère, dont leur

  1. Nous traduisons ainsi, par à peu près, περὶ τῆς οἰϰειότητος… ϰαὶ τῆς ἀλλοτριότητος.