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d’Argenson que désormais tous les amis de la France avaient hâte de la quitter. D’Argenson n’en croyait rien. Il persistait à soutenir que les bons exemples sont contagieux, que la bonne foi et la sincérité ont toujours le dernier mot dans les litiges des peuples et dans les affaires humaines. Il faut un miracle pour qu’un homme nourri d’abstractions se décide à les dégorger.

Une fois encore, la fortune lui offrit obligeamment l’occasion de réparer ses fautes, de procurer à son pays une paix avantageuse. Après la glorieuse victoire de Fontenoy, qui a inspiré à M. de Broglie des pages aussi émouvantes que chaudes de couleur, le cabinet de Versailles était bien placé pour traiter, pour plaider les mains garnies. Il se trouva, par une circonstance des plus heureuses, que, fidèle à ses rancunes comme à sa fierté de femme, Marie-Thérèse, malgré les sollicitations de l’Angleterre, refusa longtemps de s’arranger avec Frédéric en accédant à la convention de Hanovre. Ses défaites l’ayant déterminée à offrir la paix à l’un de ses ennemis dans l’espérance d’accabler l’autre, l’impératrice-reine aimait mieux s’accommoder avec Versailles qu’avec Berlin. Elle offrait de céder à la France Furne, Ypres, Beaumont, peut-être Tournay.

M. de Broglie a raconté tout au long cette négociation, il a eu le mérite d’en révéler le premier les plus curieux incidens, qui étaient restés enfouis dans la poussière des archives. On avait beau démontrer à d’Argenson, pièces en main, que Frédéric négociait secrètement sa paix particulière, qu’il fallait à tout prix le devancer, le gagner de vitesse, il s’obstinait à douter. A tout ce qu’on pouvait lui dire, il répondait « qu’il faut croire le plus tard qu’on peut le mal de la part d’un allié. » C’était pourtant le moment où Frédéric se flattait d’avoir déjà son traité en poche. Certain que la reine Thérèse en passerait par où le roi George voudrait, il remerciait son ministre Podewils de lui avoir commandé en Russie une pelisse de renard : « Nous aurons à l’avenir plus besoin de la peau du renard que de celle du lion. » D’Argenson, qui voulait donner au monde un grand exemple de fidélité, et qui, au surplus, se promettait d’avoir facilement raison de la cour de vienne, ne négocia que pour la forme avec Marie-Thérèse et repoussa ses avances. Ce roi de Prusse, qui s’affublait à son gré de la peau du lion et de celle du renard, n’avait-il pas raison de dire a que le cabinet de Versailles jugeait de tout par passion et selon que la circulation de son sang était embarrassée ou facile, que les gens avisés démêlent les effets dans les causes, que le ministère français était justement le rebours d’un homme sensé[1] ? »

Personne avant M. le duc de Broglie n’avait si bien instruit le procès du marquis d’Argenson, de ses imprudences, de ses maladresses et de

  1. Politische Correspondenz Friedrich’s des Grossen, 4e vol., p. 305.