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Non-seulement Abd-el-Kader ne se hâta pas de quitter l’Ouarensenis, mais encore il y fit acte d’autorité, car il y nomma un khalifa ; ce fut Hadj-el-Sghir, un neveu de Ben-Allal. Bien plus, il obtint en ce moment-là le plus grand succès moral qu’il lui fût permis de souhaiter : Bou-Maza, le chérif, ce rival qui avait eu l’audacieuse prétention de s’égaler à lui, se soumit, lui fit hommage et se réduisit à n’être plus que son khalifa dans le Dahra. Arabes et Kabyles n’avaient plus désormais d’autre chef qu’Abd-el-Kader : c’était un grand triomphe.

Il y avait, au contraire, divergence de vues entre ses adversaires. Depuis l’affaire de Temda, Jusuf avait perdu le contact ; tandis qu’il cherchait l’émir au sud, vers le Nahr-Ouassel, La Moricière le cherchait au nord, vers le Chélif. C’était La Moricière qui avait vu juste ; il était sur la bonne piste ; mais, par un crochet au sud-ouest, l’émir dérouta la poursuite, et, sortant du Tell plus fort qu’il n’y était entré, alla se recruter encore parmi les nomades du désert- La cavalerie française, au contraire, était à bout de forces.

Ainsi commença l’année 1840. Après avoir gagné à sa cause les Harar et les Ouled-Khélif, Abd-el-Kader avait repris par les Hauts-Plateaux la direction du nord-est ; on le signalait à Taguine. Aussitôt le maréchal se porta d’abord sur Téniet-el-Had, puis au-delà, sur le Nahr-Ouassel, tandis que le général Marey se mettait à la poursuite de l’émir avec une colonne chamelière ; mais comment atteindre un coureur qui pouvait en vingt-quatre heures faire 45 lieues ? L’audace et la rapidité de ses mouvemens semblaient de jouer toute prévision.

C’est ici que la sagacité militaire du maréchal Bugeaud s’éleva jusqu’au génie. En notant à mesure les progrès continus de l’émir vers le nord-est, il devina son projet, qui était de raviver par son apparition l’insurrection dans le Dira et de la provoquer dans la Grande Kabylie. Sans tarder, le maréchal prit à marches forcées la direction de Boghar ; en même temps, il dépêchait au général de Bar, qui avait le commandement d’Alger, l’ordre d’envoyer au col des Beni-Aïcha le général Gentil avec deux bataillons. Ces deux bataillons étaient, en fait de troupes régulières, tout ce qui restait pour la garde d’Alger. Cependant il était plus urgent encore de pourvoir à la défense de la Métidja. Les rapports du colonel Daumas, directeur-général des affaires arabes, dénonçaient une propagande active des agens d’Abd-el-Kader. Le maréchal avait présente à la mémoire l’invasion de 1839 et la dévastation de la plaine ; à tout prix il fallait empêcher le retour d’un pareil désastre.

Le 2 février, il fit télégraphier au général de Bar l’ordre « d’armer les condamnés militaires et de les porter en réserve à Koléa,