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Comme si, d’ailleurs, il était écrit qu’avec l’âge et le succès, toutes ses qualités se tourneraient en défauts pour lui, on remarquera que c’était ici l’exagération et le terme de sa conception de la volonté. Déjà, dans quelques-unes de ses meilleures pièces, et, en particulier, dans cette Rodogune qu’il préférait à toutes les autres, la volonté s’appliquait au mal comme au bien, sans plus de scrupule ni d’hésitation, avec la même énergie, la même ardeur et la même inflexibilité. Maintenant elle s’exerce en quelque sorte à vide, pour le seul plaisir ou le seul besoin de s’exercer, à moins que ce ne soit pour l’âpre volupté de faire sentir autour de soi l’excès de sa puissance. On veut pour vouloir, et on agit pour agir. Ou peut-être, et plutôt encore, la volonté ne rencontrant plus de résistance que dans les restes de ces sentimens qui rattachent l’homme à ses semblables, elle s’acharne à les détruire ; et malheureusement elle y réussit. Mais c’est bien toujours le même pouvoir, c’est bien la même force, établie pour dominer sur les autres, débordée seulement de ses rives, si l’on peut ainsi dire, et détournée de son véritable objet, qui est la réalisation de la justice. Et, comme nous le disions, c’est ainsi que de toutes les qualités du « grand » Corneille, la plus haute peut-être, étrangement dégénérée d’elle-même, achèverait de le « disqualifier, » si d’ailleurs de pires défauts encore que les siens pouvaient jamais abolir la mémoire de ses chefs-d’œuvre, — de Polyeucte et du Cid, du Menteur ou de Rodogune ; car nous voyons venir le temps où Horace et Cinna n’y seront plus comptés qu’à peine, — et si, même sans ses chefs-d’œuvre, son influence toute seule ne suffisait pas à sauver du naufrage de son répertoire sa gloire et sa « grandeur. »


Car, il demeure « le grand Corneille, » en dépit de lui-même ; et, quand on le nomme de ce nom, sans doute ce n’est pas seulement pour le distinguer d’avec Thomas, son petit frère ; et, puisque l’on ne dit pas « le grand Molière, » ni le « grand Racine, » quoique d’ailleurs il y en ait eu deux, c’est sans doute aussi qu’il y a des raisons ; et, s’il est vrai que ces raisons sont vagues, peut-être enfin le connaissons-nous maintenant assez pour essayer de les préciser.

Il n’est pas « le père du théâtre français, » comme on disait jadis, et comme on ne le dit plus aujourd’hui, mais comme tout de même on le pense. Ni Robert Garnier, avec sa Cornélie, son Marc-Antoine ou ses Juives, ni Moncrestien, ni le vieil Alexandre Hardy avec ses « six cents pièces, » ni Mairet avec sa Sophonisbe, ne peuvent être ainsi sacrifiés à Corneille, qu’ils ont tous précédé, qui leur a lui-même à tous ou presque tous emprunté quelque chose, et qu’en les dépassant, cependant, il imite encore. Ce serait comme