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des sciences. Il est des questions qui ne peuvent rester dans le domaine de l’absolu, et qui comportent nécessairement une part de relatif et de contingent. « L’état en soi » ressemble assez à « l’homme en soi, » abstraction que l’esprit le plus délié a de la peine à saisir, qui ne lui apparaît que comme une ombre pâle aux contours indécis. C’est des nations civilisées que je traite : je sais qu’il est parfois de mode de faire peu de cas de la civilisation. Dès le commencement de ce siècle, Fourier montrait un dédain inépuisable pour ce qu’il appelait a les civilisés ; » c’était, selon lui, une catégorie près de disparaître, qui allait prochainement rejoindre dans la tombe les deux catégories sociales antérieures, « les barbares » et « les sauvages. » Aujourd’hui, parmi les écrivains qui se piquent de plus de rigueur que Fourier, il en est beaucoup aussi qui prennent la civilisation pour cible de leurs critiques ou de leurs sarcasmes. Dans une étude fort distinguée sur le grand théoricien libéral, Benjamin Constant, ne parlait-on pas ici même, il y a quelques semaines, du « travail de désagrégation sociale désigné sous le nom de civilisation[1]. » Voilà des jugemens bien sévères.

Nous tenons, quant à nous, que cette civilisation qu’on qualifie aussi rudement a ses mérites, qu’elle a fait au genre humain un lit plus commode et plus doux que celui dont il s’est jamais trouvé en possession depuis qu’il a conscience de lui-même. En dehors des fictions naïves, comme les Salente ou les Icarie, l’imagination n’arrive pas à se figurer avec netteté une contexture sociale qui diffère essentiellement de celle d’aujourd’hui. Des astronomes racontent que, dans certaines planètes qu’on suppose pouvoir être habitées, Mars entre autres, il se produit en quelques années des transformations extraordinaires : on dirait que des habitans y ont creusé des canaux gigantesques, et les fantaisistes vont jusqu’à attribuer à leurs ingénieurs une capacité qui dépasse de beaucoup celle des nôtres. Il est possible que tout cela se voie dans la planète Mars. Sur notre pauvre terre, nous jouissons d’une situation modeste, qui a l’avantage de s’être singulièrement améliorée, pour le bien-être de tous, depuis un siècle, depuis dix, depuis vingt. Il a fallu les efforts successifs de deux ou trois cents générations d’hommes pour nous procurer cette facilité relative d’existence, cette liberté morale, civile et politique, cet essor de nos sciences et de nos découvertes, cette transmission et cette rénovation incessante des lettres et des arts. Des esprits superbes nous affirment que ce patrimoine est maigre et méprisable, que l’humanité ne saurait plus se résigner à l’accroître lentement à l’avenir par les moyens mêmes qui l’ont constitué dans le passé. Ils soutiennent que l’initiative

  1. voir, dans la Revue du 1er juin, Benjamin Constant, par M. Emile Faguet, p. 622.