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houille et de fer hors de toute proportion avec une production jusque-là routinière et restreinte.

Occupé à fabriquer de la coutellerie, des scies, des limes, dans son paisible village de Sheffield, John Brown n’en suivait pas moins d’un œil curieux les prodromes du mouvement, cette marche hésitante, ces essais, ces tâtonnemens, préludes ordinaires de toute évolution économique. Il pressentait qu’un grand changement allait s’accomplir ; il entendait en tirer parti. Cette industrie naissante allait demander à l’épargne des capitaux énormes, dépassant actuellement 60 milliards de francs, construire plus de 200,000 kilomètres de lignes exploitées, 50,000 lieues, plus de trois fois le tour de notre globe. On ne prévoyait pas alors un pareil développement et un aussi prodigieux élan. John Brown fut du petit nombre de ceux qui en comprirent la portée. Laissant de côté une fabrication restreinte, il se lança dans le courant, se voua exclusivement à la production du fer, convertit son atelier en usine, acheta le terrain environnant, élargit sa fonderie, à laquelle il donna le nom d’Atlas, et qui couvre aujourd’hui près de 12 hectares. Son intelligence éveillée, son habileté à profiter des circonstances, à prévoir et devancer des besoins croissans, lui conquirent, en peu d’années, avec une énorme fortune, le surnom de roi du fer, que lui décernèrent les habitans de Sheffield, stupéfaits de sa rapide élévation.

Il ne devait cependant pas s’arrêter là. Toujours à l’affût des emplois nouveaux du fer et de l’acier, il se trouvait à Toulon, en 1860, quand la Gloire vint mouiller dans le port. Ce bâtiment de guerre français, construit d’après un nouveau type, préoccupait fort l’amirauté anglaise ; ses flancs étaient revêtus d’une armure de fer, composée de plaques de 4 pouces 1/2 d’épaisseur. John Brown sollicita l’autorisation de le visiter ; elle fut refusée. Frétant une embarcation et muni d’une longue-vue, il s’approcha du cuirassé aussi près que les règlemens lui permirent, notant tout avec soin, les dimensions des plaques forgées au marteau, la qualité du fer, et revint songeur à Sheffield.

Substituer l’acier au fer, obtenir des plaques plus résistantes et de plus grandes dimensions à un prix moins élevé, donner au métal, parle martelage et le laminage, une homogénéité parfaite, de nature à prévenir les éclatemens, un allongement et une élasticité supérieurs, tel était le problème qu’il agitait dans son cerveau toujours en activité. Jusqu’ici, on n’avait réussi à fondre que 20 kilogrammes d’acier à la fois. S’il en résultait une dépense de combustible disproportionnée, d’autre part cette production suffisait à une fabrication limitée de coutellerie fine. Décupler, centupler ces