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jusqu’au sans-gêne, et il ne juge nécessaire ni de s’interrompre dans sa période, ni de changer de diapason pour demander du brandy et de l’eau de seltz à son ami Gorst, qui lui apporte un verre d’eau pure. C’est sans enfler la voix, sur le ton le plus aisé et le plus naturel, quelquefois même d’un air familier et confidentiel, qu’il lance des accusations énormes contre des hommes considérables, assis en face ou à côté de lui.

Cela peut sembler choquant, et cependant il est heureux que le parlement ne soit pas entièrement livré aux avocats, aux professeurs, à tous ceux dont le métier est de parler ; il est bon qu’on y entende, de temps à autre, un de ces boys pour qui la parole n’est pas un art difficile, un travail plein d’angoisse, mais un amusement, un jeu, une forme de sport, qui haranguent d’instinct, de génie, sans règles ou même au mépris des règles, qui brisent le formalisme des bienséances parlementaires, rajeunissent et assouplissent la langue des débats en y jetant des mots de salon, des mots de club, des mots de la rue. Sans eux, le parlement ne serait plus en communication avec la vie du dehors ; il deviendrait tantôt une école de rhétorique, tantôt une société d’actionnaires ; il s’éteindrait dans l’aridité des chiffres ou l’inanité des phrases.

Et, pourtant, il est amusant de constater qu’il n’y a point d’orateur, si libre, si jaillissant, si spontané qu’il soit, sans un système oratoire. Ceux qui n’ont pas traversé l’école, ou ne daignent pas s’en souvenir, se font une rhétorique à eux-mêmes, conforme au milieu et à leurs besoins. Ainsi fait lord Randolph. Il a, sans le savoir, presque autant d’exordes que le meilleur élève de Quintilien. S’il parle devant des amis, tories convaincus comme lui-même, il plonge in medias res. Si son auditoire est douteux ou inconnu, il a l’exorde bonhomme, familier, flâneur ; il est si peu pressé d’arriver qu’il semble n’aller nulle part. A la chambre des communes, point d’exorde : là, en effet, il n’a besoin ni de mettre au courant des ignorans, ni d’échauffer des auditeurs encore froids. Il doit, au contraire, s’assimiler la température ambiante, prendre la question où les autres l’ont laissée. Il faut s’appeler Thiers, Gladstone ou Bismarck pour traiter une question ex professo devant un parlement, et lord Randolph n’en est pas encore là. Songez à la lassitude d’une réunion politique qui a entendu des centaines de discours, lu des milliers d’articles, sans compter les conversations à table, en chemin de fer, dans les couloirs, sur l’occupation de l’Egypte, la question irlandaise ou la réforme électorale : comment triompher d’une fatigue qui touche à l’énervement ? Comment arracher à un tel auditoire cinq minutes d’attention sur ces sujets épuisés ? Ceux qui ont vécu dans les assemblées politiques savent qu’une question n’y reste jamais immobile. Comme une statue sur un