Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/177

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

possèdent dans le pays les pairies à brevet, les sénats nommés par le pouvoir exécutif, quel secours ils apportent, dans les heures de crise, aux gouvernemens qui les ont faits, nous le savons trop en France. Si l’on renonce à l’hérédité de la pairie, c’est dans l’élection, à un degré quelconque, qu’il faut tremper la haute chambre ; mais, dans ce cas, plus d’aristocratie, plus de frein contre la démagogie et le despotisme. Un peuple doit avoir le courage de ses institutions. J’ai rappelé, au début de cet article, une boutade de Kingsley : elle signifie que la chambre des lords représente, en Angleterre, tout ce qui se lègue, tout ce qui se conserve, tout ce qui dure, les intérêts permanens, héréditaires, et, d’une manière générale, la propriété. La chambre des communes, elle aussi, a été longtemps une assemblée de propriétaires. Maintenant qu’après des abaissemens successifs du cens électoral, elle émane, ou peu s’en faut, du suffrage universel, la chambre des lords semble plus nécessaire que jamais. Si elle n’existait pas, affirment beaucoup de gens, ce serait le cas et le moment de l’inventer. Qu’on la renverse, et c’est le premier coup porté au droit de propriété !

L’autre loi, votée pour être agréable à M. Chamberlain, organise en Angleterre des conseils-généraux. Le célèbre orateur radical a deux plans qu’il caresse alternativement. L’un, sorte de loi agraire, n’est que la mise en pratique des théories de Stuart Mill, rectifiées et précisées par Frederick Harrison ; l’autre est relatif à ce que nous nommons en France la décentralisation politique et administrative. Comme le premier plan implique le bouleversement de la fortune territoriale et un avant-goût très sérieux d’expérience socialiste, lord Salisbury a préféré subir le second, qui ne comporte qu’un déplacement d’influences et l’avènement d’une nouvelle couche de parvenus. Entre un danger public et une chinoiserie parlementaire, il a choisi celle-ci. Il a mieux aimé ajouter à la constitution un appendice inutile que d’en ruiner les fondations vénérables. Donc, avant peu, l’autorité, plutôt morale que légale, dont jouissait la gentry depuis plusieurs siècles, va passer aux petits usiniers, aux négocians de médiocre envergure, aux agens d’affaires, aux marchands de biens : une assez vilaine race, à peu près analogue à celle qui tient aujourd’hui dans ses mains les destinées de la France. Reste à savoir si l’Angleterre ne déplorera pas amèrement de s’être donné de tels maîtres, si elle ne regrettera pas ses squires, comme elle regrette ses yeomen, l’honneur et la force d’autrefois. Me permettra-t-on de dire toute ma pensée ? Décentralisation est, en matière d’organisation politique, un mot vide de sens, une parfaite utopie. Les sociétés se forment par agglomérations graduelles et successives ; elles ne retourneront jamais, par voie constitutionnelle, du simple au composé. On ne crée pas des parlemens par boutures,