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larmes, dit Lawrence, il y aurait eu de quoi approvisionner un hôpital d’eau pour les yeux pour plusieurs mois. » Cela lui fit un effet singulier. Il se mit à sangloter, lui aussi, « bien qu’il n’eût personne pour lui jeter seulement un regard d’adieu, » et le plaisir de jouer un si bon tour à son patron fut tout gâté. Le doute entra dans son esprit et fit promptement place à une amère certitude : « En voulant sortir de la poêle à frire, j’étais tombé dans le feu. » Il fut confirmé dans son opinion par l’arrivée à Montevideo, où il fallut débarquer sous le feu des Espagnols. « Nous avions, dit-il, comme un mauvais goût dans la bouche, car il semblait qu’il n’y eût devant nous que la mort ou la gloire. » Cri du cœur d’un mercenaire, qui s’aperçoit qu’il a fait un mauvais marché en vendant ses os pour 2 guinées.

Sa seconde expérience de la guerre fut aussi très pénible. Les Espagnols surprirent un poste anglais, l’obligèrent à la retraite et massacrèrent de sang-froid, à la vue des ennemis, deux blessés demeurés en arrière. Quelques naïfs, dont Lawrence, coururent rapporter à leur général la conduite horrible des Espagnols. Le général, sans s’émouvoir, répondit qu’il fallait « les payer de la même monnaie. » Lawrence n’en fit jamais rien. Son cœur n’était pas sanguinaire, et il ne tua jamais qu’à regret, pour éviter d’être tué. Encore s’excuse-t-il lorsque cela lui arrive. Au siège de Badajoz, en 1812, pendant une sortie, un sergent français lui courut sus avec sa baïonnette, le manqua et tomba. « J’eus vite fait de le clouer au sol avec ma baïonnette, et le pauvre homme expira presque aussitôt. Après, je fus fâché de ne pas avoir essayé de le faire prisonnier, au lieu de le tuer ; mais à ce moment-là nous étions tous très occupés, car c’était le fort du combat, et on n’avait guère le temps de réfléchir. Et puis, de plus, c’était un homme qui avait l’air très vigoureux, car il était grand et gros, avec une barbe et une moustache qui lui couvraient toute la figure ; je n’ai jamais vu de plus beau soldat dans l’armée française ; et si je l’avais laissé se ramasser, je m’en serais peut-être mal trouvé ; de sorte que, dans un moment pareil, mon parti était peut-être le meilleur, — tuer ou être tué. » Quelle différence avec le chant de triomphe du capitaine Coignet, racontant la journée où il a tué sept Hongrois ! C’était la première affaire de Coignet, et la vocation se dessina sur-le-champ. Il embrocha les sept Hongrois avec un bonheur sans mélange. Il n’eut jamais l’ombre d’un remords d’avoir tué les deux derniers par tromperie, en feignant de se rendre : a Je leur tends mon fusil de la main gauche et je lui fais faire bascule de ma main droite en plongeant ma. baïonnette dans le ventre d’un, et ainsi de suite à son. camarade. » Il est tout content en se rappelant cette baïonnette qui entre dans le corps de l’ennemi.