Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/189

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lawrence est tout triste en se rappelant la sienne. L’un avait la vocation, l’autre ne l’avait pas.

Le courage de Lawrence fut mis devant Montevideo à une troisième épreuve, plus rude que les précédentes. C’était le lendemain du massacre des deux blessés. L’armée britannique avait vengé les siens avec usure, et 2,000 Espagnols venaient d’être enterrés par les vainqueurs. La nuit tomba, et Lawrence fut placé en sentinelle perdue non loin d’une fosse où étaient ensevelis plus de cinq cents cadavres. Il avait ordre de surveiller une certaine route. Quand il se vit seul, l’épouvante le saisit. Il ne pouvait détacher ses yeux de la fosse. Il faisait effort pour regarder la route, et toujours ses yeux revenaient se river avec angoisse sur le « trou. » L’idée de la mort, et du sort qui l’attendait peut-être avant la fin de sa faction, n’était pas la cause de sa terreur. Lawrence était du peuple, et le peuple sait mourir. La plus humble paysanne, à son lit de mort, en remontrerait à un philosophe. Elle a le sentiment profond que la mort est l’accomplissement naturel de la destinée humaine, et elle se détache de l’existence aussi passivement que le fruit se détache de la branche et tombe. En revanche, elle a souvent très peur de ceux qui ne sont plus, et c’était cette crainte-là qui étreignait Lawrence près du trou aux cadavres, dans l’obscurité. Il croyait aux revenans, et s’attendait à voir cinq cents fantômes sortir de terre pour faire Dieu sait quoi.

Il peut être très salutaire pour l’homme d’éprouver un instant de profonde détresse morale. Il peut en résulter une secousse qui renverse l’échafaudage de mensonges et de sophismes par lequel nous nous cachions à nos propres yeux. Nous avons alors beau faire, nous nous voyons tels que nous sommes et nous nous jugeons malgré nous. Malheureusement, au lieu de conserver précieusement la mémoire des souffrances et de l’humiliation de ces minutes de cruelle clairvoyance, nous nous efforçons de les effacer de notre souvenir dès que le choc est passé. Lawrence eut un de ces momens d’impitoyable sincérité, tandis qu’il attendait avec terreur l’apparition des Espagnols morts. Il considéra toute sa vie, sa pauvre vie d’enfant affamé et battu, il se jugea et se condamna. « Je commençai à penser, dit-il en son langage candide, que j’avais fait beaucoup de choses que j’aurais mieux aimé ne pas avoir faites. » Nous savons les plus graves d’entre ces choses. Il nous les a confessées. Elles se représentaient à son esprit sous la forme d’une pièce de 7 shillings et de 3 livres de jambon, emportées comme cela, sans réflexion, parce qu’il « pensait que cela pourrait lui être utile. » Il faudrait connaître bien mal l’humanité pour s’étonner que ses remords pendant cette crise ne l’aient pas empêché plus tard de