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quelques notions assez vagues sur des sujets abstraits, tels que le tien et le mien ou les mœurs des revenans ; le souci cuisant et ininterrompu de satisfaire sa faim, d’abord chez ses parens, puis en campagne, et dans son ménage ; au fond de tout cela, cherchant à poindre, un obscur besoin de beauté, d’ordre et d’harmonie ; par-dessus tout cela, cet inexplicable et merveilleux sentiment du devoir qui déroute les raisonnemens : — voilà le bagage intellectuel et moral dont William Lawrence dut se contenter pour être un honnête homme et s’acquitter convenablement de la tâche de l’existence.

Il eut infiniment plus de mérite à en venir à bout tant bien que mal, et même plutôt mal que bien, qu’une foule de gens, qui se sentiraient humiliés d’être comparés à un manant, n’ont de mérite à faire beaucoup mieux que notre humble héros. Nous n’en savons néanmoins aucun gré à Lawrence et à ses pareils, nous tous les favoris du sort ou de la nature, qui regardons ces pauvres diables d’en haut. Au contraire, nous nous indignons que des êtres mal doués, peu aidés par les circonstances, condamnés à rester presque passifs dans la vie, ne soient ni très vertueux, ni très héroïques, ni très généreux, ni très accessibles aux grandes idées. Il nous paraîtrait naturel qu’ils fussent des saints, eux qui n’en retireraient même pas les jouissances d’orgueil que rapporte la sainteté dans les sphères supérieures. William Lawrence n’a jamais fui devant l’ennemi, bien que souvent il ait eu grand peur. Ses petits larcins d’apprenti ou de soldat maraudeur ne l’ont pas conduit au vol. Il a regretté ses amis, bien qu’à force d’habitude la mort ne lui parût pas un grand événement. Il a été patient dans le danger, et il a supporté de grandes misères sans murmurer. Venu au monde pour peiner, il a été exempt d’envie, humble de cœur, content de son sort. Il a fait le moins de mal qu’il a pu et a tâché quelquefois de faire un peu de bien. Il a droit, non à une indulgence dédaigneuse, non à une compassion humiliante : étant ce que nous avons vu et la vie étant ce qu’elle est, il a droit à l’admiration pour ne pas s’en être tiré plus mal.


ARVEDE BARINE.