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C’est que le théâtre est immortel, autant du moins que notre humanité : ceux-là mêmes le savent bien, qui dénoncent le plus haut son dépérissement, qui vont jusqu’à déclarer sa mort. Il peut seulement subir des crises, il peut se transformer, se rajeunir. Quoi d’étonnant si les docteurs Tant-Pis, — les plus novices peut-être, mais les plus hardis, voire les plus présomptueux, — mettent justement le plus de zèle à provoquer un état meilleur ? En somme, ils ne désespèrent que des autres, — de leurs confrères, non du malade : ils ont assez de foi en eux-mêmes pour être assurés qu’ils le sauveront. Puisqu’il n’en mourra pas, on me pardonnera de considérer leurs efforts avec philosophie.

Des institutions que j’ai nommées, deux sont dignes d’une attention particulière : c’est le Théâtre d’application et le Théâtre Libre. Il n’y a plus d’acteurs, il n’y a plus d’auteurs : ces deux raisons, que l’on donne couramment, expliqueraient assez bien qu’il n’y eût plus de théâtre ! Façons de parler, sans doute ; elles font allusion pourtant à quelque pénurie d’artistes ou d’écrivains dramatiques : M. Bodinier, M. Antoine, fondateurs des établissemens dont je parle, ont voulu remédier, selon leurs moyens, à cette pénurie.

Il n’y a plus d’acteurs ! — M. Bodinier, secrétaire de la Comédie-Française, connaît mieux que personne le sens de cette phrase. Il voit des acteurs, il en voit de consommés : il les voit qui cherchent leurs prochains remplaçans, avec le désir de les trouver, mais avec peu d’espoir d’y réussir. Ils sont mal satisfaits des recrues qui leur viennent du Conservatoire. Ils savent qu’on n’y reçoit que de bonnes leçons : c’est eux-mêmes qui les donnent. Accuser la nature ? Elle serait capable de ne pas réparer ses torts ! En attendant qu’elle s’y décide, on pourrait toujours assurer l’effet des leçons, autant qu’il se peut assurer, en permettant aux élèves un peu de pratique. Entre les murs du Conservatoire, si longtemps que durent ses études, songez que, pas une seule fois, un jeune homme, une jeune fille ne joue un rôle entier ! Que dis-je ? un rôle ! Pas une seule fois, ces écoliers ne jouent ensemble un acte entier de comédie ou de tragédie ! Pas une seule fois, ils ne s’essaient à porter le costume ! Ils apprennent, pour le concours public, une scène, un morceau ; ils obtiennent leur prix, et les voilà engagés à la Comédie-Française, à l’Odéon. Quelques répétitions, ou plutôt des parcelles de répétitions, — quelques raccords ; — et puis, c’est pour demain, pour aujourd’hui ; les trois coups sont frappés : va, mon ami, va comme je te pousse ! .. Il faut, à l’heure qu’il est, que tu aies compris tout le caractère, composé toute la figure d’Oreste ou de don Juan, il faut que tu abordes sans gaucherie Andromaque aussi bien qu’Hermione, M. Dimanche aussi bien qu’Elvire, et que tu manœuvres agilement parmi ces personnages, et que tu conspires avec eux pour l’action