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âgé de dix-huit ans. Ici nous sommes loin déjà de l’Adoration des mages. L’artiste a vu chez le roi les portraits de ses glorieux ancêtres, et il se sent né pour lutter avec Titien. Il détache hardiment son modèle sur un fond clair, sans le moindre recours à l’artifice des ombres. Mais le faire est encore timide, le modelé insuffisant, et la touche, unie et correcte, ne fait rien pressentir de cette brosse téméraire dont son nom évoque aujourd’hui la saisissante image.

Quatre ou cinq années se passent, desquelles il ne nous reste rien. La grande toile de l’Expulsion des Morisques, sujet donné par le roi au concours, et qui mit Velasquez bien loin au-dessus de ses rivaux, a été brûlée avec l’Alcazar royal de Madrid en 1734, perte à jamais regrettable ! Mais la preuve qu’il travaillait ferme et grandissait toujours, c’est le fameux tableau des Buveurs, présenté au roi en 1630 : le peintre avait trente ans. Peu de toiles laissent de lui une aussi vive impression : aucune ne trahit davantage son tempérament. Quelle hardiesse dans la conception du sujet ! Une académie de buveurs présidée par Bacchus ! il y a vraiment de quoi se signer. C’est une mythologie folle et gouailleuse, tirée des contes picaresques qui foisonnent alors dans la littérature espagnole et font fureur. Le Bacchus, jeune drôle qui n’a certes rien de beau ni de divin, non plus que ses acolytes, demi-nu, couronné de pampres et assis sur un tonneau renverse, pose la même couronne sur la tête d’un vieux soldat barbu, agenouillé devant lui. A gauche, sous un grand arbre, deux buveurs ont déjà reçu ce symbole d’initiation. A droite, trois autres l’attendent, et s’avancent à la file, demi-ivres et riant à gorge déployée. On se demande dans quelles tavernes mal famées, délices des muletiers ou des valets de toril, Velasquez a pu ramasser une pareille assemblée de ribauds et de truands dépenaillés. Jamais peinture n’a étalé plus insolent défi à l’idéal, et toutes les trivialités de Ribera sont de beaucoup dépassées.

Un emploi excessif des ombres noires montre ici l’influence du terrible maître qui remplissait l’Espagne de sa vogue dominatrice. Mais comme le jeune peintre prend sa revanche de ce tribut ! Comme la puissance de l’expression et l’éclat de la facture laissent loin Ribera ! Le coloriste se révèle aussi par des nuances habilement juxtaposées. Non que ce soit là tout Velasquez : la belle ordonnance, la splendide lumière et la touche sans pareille du maître manquent encore ; mais, ce qu’il faut remarquer devant cette toile, c’est que jamais, à aucune époque de sa carrière, Velasquez n’a poussé plus loin l’audace naturaliste. Dans cette débauche de gaité retracée avec amour, il laisse voir un côté de son génie qui n’est pas le moins curieux, et qu’on peut appeler le côté rabelaisien ; car cette fantaisie énorme, cet ébouriffant sabbat de buveurs, procède de la même philosophie profonde que