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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/404

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Pantagruel. Velasquez aimait, et il a repris plus tard, avec son meilleur style, ce thème de la joie débordante et quasi bestiale du peuple, témoin la précieuse petite toile du Belvédère, le Jeune paysan idiot, qui rit tenant une fleur. Ce garçon rit, en effet, d’un rire de brute effréné, monstrueux, comme ce grand coquin au chapeau défoncé qui occupe le centre de notre tableau. C’est le charme dans l’excès de l’horrible et du trivial, et je ne vois, pour être comparés à ces chefs-d’œuvre du réalisme, que les deux portraits de Hille Bobbe, la joyeuse poissarde de Harlem, deux perles de Franz Hals, à Dresde et à Berlin. Mais le Hollandais n’atteint pas l’accent de l’Espagnol.

Voilà où en était Velasquez, après six ans de séjour à Madrid, avec les collections royales sous les yeux, et l’on peut se demander ce qu’il fût devenu, s’il n’avait pas rencontré Rubens, ambassadeur du roi Charles Ier à Madrid. Les deux grands hommes se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Ils étaient frères par le génie et la noblesse d’âme, et aussi par leur amour du faste et des grandeurs mondaines. Toutefois, l’élève d’Otto Venius n’exerça pas d’autre action sur son ami que de lui montrer, d’un geste de maître, l’Italie. Et rien n’est plus intéressant que ce voyage, ou plutôt ce séjour de deux années que fit Velasquez au pays de Raphaël, tout comme celui, bien plus long, qu’y avait fait Rubens, l’un et l’autre rapportant de là tout leur style, tous leurs principes, tout ce qui fait leur personnalité. Voilà l’éternelle leçon, le grand exemple qu’il faut citer aux détracteurs aveugles et toujours renaissans du séjour des artistes en Italie, c’est-à-dire de notre École de Rome. Oui, cette fameuse manière de Velasquez, cette couleur sans rivale, ce foire inimitable et si différent des Italiens, n’apparaissent qu’après ce voyage en Italie : la date des œuvres en est l’irrécusable témoignage.

Mais quoi ? le génie ne va pas sans indépendance et sans discernement. Ce jeune homme ne donne même pas un coup d’œil au clinquant des peintres à la mode, et va droit aux maîtres, aux anciens. A Venise, il s’imprègne de l’idéale coloration du Titien, qui reste son peintre préféré ; mais il s’approprie aussi les pâtes hardies du Tintoret et la grande allure de ses portraits. Puis, il s’arrête un an à Rome pour dessiner de sa main toutes les fresques de Michel-Ange à la Sixtine et presque tout le Raphaël du Vatican. Voilà à quel labeur d’écolier s’astreint l’homme qui a déjà peint le Bacchus, et le sévère apprentissage d’où va sortir le maître de la couleur, celui qu’osent bien invoquer, dans leur naïve fatuité, de jeunes barbouilleurs qui prétendent dessiner avec le pinceau ! Apres cela nous ne serons pas étonnés de la façon dont il plante sur leurs pieds un Pablillo, un Ésope et tant d’autres vivantes figures. Mais ne laissera-t-il pas quelque chose de sa sève dans cette fréquentation acharnée de classiques ? Point. En leur prenant la science