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composée de lettres mortes. Le Christ, dit-il, a, tout le premier, préféré la parole à la plume. La grande originalité des doukhobortses, c’est la croyance à la révélation intérieure. Suivant eux, et sur ce point ces moujiks se rencontrent avec notre Malebranche, le verbe divin parle en chaque homme, et cette parole intérieure est le Christ éternel. Ils rejettent la plupart des dogmes, ou ils les entendent d’une manière symbolique, à la façon des modernes hégéliens : ainsi de la trinité, de l’incarnation, de la rédemption, mystères qui se reproduisent dans l’âme de chaque fidèle. Le Christ, affirment-ils, vit, enseigne, souffre, ressuscite dans le chrétien.

Les doukhobortses nient le dogme fondamental du christianisme, le péché originel, soutenant que chacun ne répond que de ses fautes. S’ils admettent une tache primitive de la nature humaine, ils la font remontera la chute des âmes, avant la création du monde ; car, dans leur cosmogonie à demi gnostique, ils croient à la préexistence de l’âme. C’est, à notre connaissance, la seule secte russe qui ait enseigné une sorte de métempsychose. A cet égard, les athlètes de l’Esprit sont plus voisins de l’Inde que Tolstoï, dont la doctrine a été, ici-même, taxée de bouddhisme. La croyance à la préexistence des âmes leur a fait attribuer des pratiques aussi barbares que logiques. Comme Haxthausen remarquait la vigueur des doukhobortses de la Molotchna : « Rien là d’étonnant, lui dit son guide, ces athlètes de l’Esprit mettent à mort les enfans débiles ou contrefaits, sous prétexte que l’âme, image de Dieu, ne doit habiter qu’un corps sain et robuste[1]. »

Certains de ces paysans ont poussé leurs spéculations jusqu’à ne plus reconnaître à Dieu qu’une existence subjective et à l’identifier à l’homme. « Dieu, disent-ils, est esprit, il est en nous, nous sommes Dieu[2]. » De même que les christs ou khlysty, les doukhobortses s’inclinent dans leurs réunions les uns devant les autres, prétendant adorer ainsi la forme vivante de Dieu, l’homme. Le prophète Pobirokhine, un de leurs chefs du XVIIIe siècle, aurait enseigné que Dieu n’existe pas par lui-même et qu’il est inséparable de l’homme. C’est aux justes, en quelque sorte, de le faire vivre. Ces moujiks prononcent ainsi, à leur manière, le fiat Deus de certains de nos philosophes. Dieu est l’homme, aiment à répéter les

  1. Haxthausen, Studien, I, p. 413.
  2. Cette doctrine se rencontre chez plusieurs sectes russes, entre autres chez une ou deux sectes récentes, rapprochées de Tolstoï par leur répulsion pour toute violence ; ainsi chez les samobogs (autodieux, self-gods), ainsi appelés parce qu’ils aboutissent à la déification de l’homme. Nous l’avons déjà vue percer dans les apothéoses ou los incarnations des khlysty. (Voyez la Revue du 1er mai.) Nous la retrouverons tout à l’heure dans la religion divino-humaine d’un groupe de révolutionnaires.