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doukhobortses ; la trinité divine, c’est la mémoire, la raison, la volonté. D’accord avec cette conception, ils nient la vie éternelle, le paradis et l’enfer. Le paradis doit se réaliser sur cette terre ; il n’y a pas de différence essentielle entre la vie actuelle et la vie future. L’âme humaine, au lieu de passer après la mort dans un autre monde, s’unit à un nouveau corps humain pour mener sur la terre une vie nouvelle. Les doukhobortses finissent ainsi par sortir du christianisme. Pour eux, le Christ n’est qu’un homme vertueux. Jésus est fils de Dieu dans le sens où nous nous appelons nous-mêmes fils de Dieu. « Nos vieillards, disent-ils, en savent plus que lui. » Leur notion de l’église est d’accord avec leur théologie. Suivant eux, l’église est la réunion de tous ceux qui marchent dans la lumière et la justice, à quelque religion, à quelque nation qu’ils appartiennent, chrétiens, juifs ou musulmans.

Une pareille doctrine, dans un pareil milieu, ne pouvait recruter beaucoup d’adhérens. Aussi les doukhobortses n’ont-ils jamais été bien nombreux. Il en existe à peine quelques milliers aujourd’hui, tandis que les molokanes se comptent par centaines de mille. L’enseignement des athlètes de l’Esprit était trop abstrait pour faire beaucoup de conquêtes dans un peuple grossier. Le christianisme spirituel ne pouvait guère se répandre, chez le moujik, que sous une forme plus accessible. De là le succès des buveurs de lait. Chez eux, l’idéalisme mystique des doukhobortses s’est évaporé ; il n’est guère resté que le rationalisme. Les molokanes interprètent les livres saints avec non moins de liberté, s’appuyant sur ce que la lettre tue et l’esprit vivifie. Comme ils ont des adhérons en des régions fort éloignées, on distingue parmi eux divers groupes et diverses opinions. Ils ne semblent pas toujours croire à la réalité historique des récits évangéliques ; mais, à les entendre, cela importe peu, tout dans l’évangile devant se prendre au figuré.

Ces idées des doukhobortses et des molokanes sur Dieu et sur les mystères se retrouvent en grande partie au fond de la religion du comte Tolstoï. Entre ces ignorans sectaires et le grand écrivain, ce n’est là pourtant que la moindre ressemblance. Si l’on-compare les vues politiques et les théories sociales des molokanes avec celles de Tolstoï, on trouve entre les unes et les autres les analogies les plus frappantes. Décrire la doctrine des buveurs de lait, c’est, à bien des égards, faire pressentir les rêves du « tolstoïsme. »

Les molokanes n’ont pas montré beaucoup plus de respect pour le pouvoir temporel que pour l’autorité spirituelle. Ils ont professé la maxime que les gouvernemens et les lois n’étaient établis que pour les méchans, maxime qui pourrait résumer toute la politique de Tolstoï.