Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/581

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même degré que l’état. C’est la prétention du socialisme contemporain que, la production n’étant plus possible qu’en grand, celle-ci échéant aux gros capitaux, qui, à leur tour, n’appartiennent qu’à des groupemens d’individus, il ne peut plus être question, dans le monde moderne, d’entreprises strictement individuelles, placées directement sous l’œil du maître, mais seulement d’entreprises collectives gérées par des agens salariés qui sont peu intéressés aux résultats généraux de l’œuvre. J’ai montré dans mon ouvrage : le Collectivisme, examen critique du nouveau socialisme, combien ce raisonnement est exagéré ; il pèche doublement, d’abord par l’affirmation que toute production doit désormais se faire en grand, ensuite par l’assimilation, à bien des égards factice, des procédés d’action des sociétés anonymes aux procédés d’action de l’état. Sur le premier point, le maintien de la petite et de la moyenne industrie concurremment avec la grande, dans la plupart des sphères des entreprises humaines, l’agriculture, le commerce de détail ou de gros, la fabrication de tous les produits qui n’exigent pas des moteurs d’une énorme puissance, je n’insisterai pas ici ; cela me conduirait hors du sujet. Il est, au contraire, indispensable de montrer en quoi les méthodes de conduite des sociétés anonymes, si vastes soient-elles, diffèrent des méthodes que suit nécessairement l’état.

Les sociétés anonymes participent, sans doute, dans une mesure variable, des défauts de l’action collective ; elles n’ont pas toujours l’absolue unité de direction des entreprises individuelles ; ce n’est pas là, toutefois, leur principal vice, car les sociétés anonymes prospères sont presque toutes très concentrées ; mais elles manquent, d’ordinaire, de la souplesse, de la rapidité de conception et d’exécution qui caractérisent les bonnes entreprises personnelles : elles font plus de place aux dépenses inutiles, à ce que l’on appelle le coulage ; on va voir, cependant, que leur mode d’action diffère singulièrement de celui de l’état.

En premier lieu, les sociétés anonymes ne sont pas des démocraties à personnel variable ; elles procèdent du suffrage censitaire, car, pour jouir même d’une seule voix dans les assemblées, il faut posséder plusieurs milliers de francs d’actions ; or, comme il est rare qu’une personne ait tous ses fonds dans la même affaire, on peut dire que, sauf quelques petites entreprises locales ou populaires, les sociétés anonymes n’ont pour associés jouissant du droit de suffrage que des personnes possédant une certaine aisance et imbues de toutes les idées pondérées, de toutes les habitudes d’ordre et de patience, que l’aisance confère en général. En outre, les voix ne se comptent pas dans les assemblées par tête, mais jusqu’à une certaine limite, qui est assez élevée, en proportion de l’intérêt que chaque associé possède dans l’entreprise.