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De ces circonstances et d’autres encore, — le prestige qu’exercent, dans une société de capitaux prospère, les fondateurs ou les directeurs, la confiance que sont portés à leur accorder les actionnaires ayant en général d’autres besognes et étant dépourvus, — ce qui n’arrive pas dans les élections politiques, — de toute passion, il résulte que les sociétés anonymes qui réussissent se transforment en fait à la longue en aristocraties ou en monarchies tempérées. Jetez les yeux sur les grandes associations de capitaux en France, en Angleterre et ailleurs, vous reconnaîtrez que la plupart ont une organisation aristocratique, quelques-unes presque monarchique. Ainsi, les grandes sociétés anonymes, celles qui méritent surtout qu’on s’occupe d’elles, sont à l’abri des changemens violens ; elles professent pour la tradition, pour les règles établies, pour la continuité d’action, un respect qui forme un singulier contraste avec les tendances contraires dont l’état moderne est animé.

Ce qui aide à cette permanence des personnes et des règles dans les associations de capitaux, c’est la faculté qu’ont de les quitter les mécontens : ils peuvent à chaque instant, grâce à ces marchés appelés bourses, se dessaisir de leurs titres et devenir étrangers à une entreprise qui ne leur paraît plus menée suivant les bons principes. Le droit de sécession est donc de l’application la plus facile pour les associés des entreprises collectives libres sous la forme anonyme, tandis qu’il est excessivement difficile à exercer pour l’individu dans l’état.

La bureaucratie des sociétés anonymes, dans les mains de bons directeurs, est une bureaucratie beaucoup plus souple et beaucoup plus efficace que celle de l’état. Cela est incontestable, et cela tient à plusieurs causes. Ayant un but tout à fait spécial, se trouvant dégagées de toutes les considérations politiques ou religieuses, n’ayant pas à redouter le populaire électoral, assurées, d’ailleurs, de l’appui de leurs actionnaires toutes les fois qu’elles proposeront une économie, les sociétés anonymes jouissent d’une indépendance d’allures que l’état ne possède pas et ne peut pas posséder.

On peut médire de la bureaucratie : il n’en est pas moins vrai qu’elle est indispensable, et qu’il faut avoir l’esprit bien étourdi pour réclamer à la fois, comme le font tant de gens, l’extension des attributions de l’état et la suppression ou la réduction de la bureaucratie. Celle des sociétés anonymes est à la fois plus cohérente, plus prompte, plus agile que celle de l’état.

Rien d’abord ne gêne les sociétés dans le choix des directeurs et des chefs : l’état est gêné, en premier lieu, par la politique, qui lui dicte ou lui interdit certains choix, ensuite par les règles strictes que, pour éviter un favoritisme trop éhonté, il a dû édicter, pour l’entrée de certaines fonctions publiques, concours, grades, etc.