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les pelisses, on a chaud, mais l’on est oppressé ; si on les écarte, on grelotte ; si l’on met le nez à l’air, il gèle. Aussi l’on passe sa nuit à se plonger sous les couvertures et à en sortir pour respirer, ni plus ni moins qu’un canard apercevant le chasseur qui le guette s’enfonce sous les eaux, vient respirer à la surface et se cache de nouveau, car l’ennemi est toujours là.

Avant que le soleil se montre, tout est calme au campement ; les hommes, serrés les uns contre les autres, sous les feutres, ne bougent pas plus que les ballots. Les chevaux par groupes, blancs de givre, plantés immobiles sur leurs membres, ont l’air pétrifié. On ne voit plus d’étoiles, et le paysage, lui aussi, semble taillé dans un morceau de camphre, dans un gros, gros morceau. Est-ce que nous sommes échoués, comme le Robinson des glaces, à l’entrée d’une « mer blanche » dont le plateau est le chenal ?

Le soleil parait, il monte, il réchauffe, et tout le monde, bêtes et gens, dégèle. Les chevaux s’agitent, les hommes soulèvent les couvertures, peu à peu les conversations s’engagent, et, à mesure que le mercure s’élève, les propos sont plus gais. Avec 10 degrés au soleil, on entend chantonner. Les cordes s’assouplissent et les préparatifs commencent.

À l’embouchure de la rivière de Kizil-Art, le soir, nous apercevons deux chevaux sellés qui broutent. Nous sommes intrigués, et cela nous redonne un peu de nerf. Sadik et un Kirghiz s’emparent de ces chevaux et les enfourchent ; ils nous confient les leurs, nous nous cachons. Et ils partent à la recherche des propriétaires, très heureux de la rencontre ; à certaines particularités, ils ont reconnu que les montures n’appartenaient pas à des Kara- Kirghiz de l’Alaï. L’aubaine est excellente. Trouver, juste à l’entrée de la rivière de Kizil-Art, des hommes qui nous aideront de gré ou de force, quelle chance ! Nous voyons les deux éclaireurs regarder de droite, de gauche ; ils disparaissent, puis reparaissent en haut d’une colline, la main sur les yeux. Rien. Après vingt minutes de recherches, l’un d’eux accourt au galop en appelant ; il nous fait des signes de bras. Une fois à portée d’être entendu, il nous hèle :

« Venez ; en face, il y a des moutons et des hommes. »

Il montre la direction de la rivière. Nous le suivons.

Là-dessus arrive Sadik, chassant deux Kirghiz devant lui. Ils ne sont pas très rassurés ; ils font des courbettes humbles qui expriment leur inquiétude. Ils nous avaient vus venir, et leur premier soin avait été de se cacher. Ils n’ont donné signe de vie qu’en apercevant leurs chevaux montés par d’autres. Ils nous invitent à venir à leur bivouac, « qui est dans une bonne place, » disent-ils. Ils