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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/625

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Au moment où le soleil va disparaître, nous apercevons un cavalier qui est Sadik, et, à côté de Sadik, quelque chose de grand qui se meut et qui n’a pas la silhouette d’un homme à cheval. Qu’est-ce ? Tous nous écarquillons les yeux, et Abdourrasoul, qui les a excellens, dit : « C’est un chameau. » Effectivement, c’est un chameau qu’il tient par la longe. Mais que tient-il donc en travers de la selle ? Ce n’est pas un mouton : personne ne distingue rien. Sadik se rapproche, nous ne devinons toujours pas. Enfin le voilà. Il tire une chamelle blanche qui allonge ses grandes jambes cagneuses en criant, en bavant, et son fils, un chamelet de quatre jours à peine, est sur le cou du cheval. Satti-Koul le reçoit dans ses bras et immédiatement s’institue sa nourrice. Le petit vagit. Satti-Koul rit, nous rions, c’est un fou rire général.

— C’est Dieu qui nous envoie le chameau pour porter nos bagages, dit Rachmed.

Sadik nous expose les résultats de ses recherches. Il a suivi les pas de l’homme qui l’ont mis sur la trace fraîche des chameaux, et comme il a pensé que le chameau serait plus facile à attraper que l’homme, attendu que le petit chameau ne serait pas abandonné par sa mère, qui irait d’un pas très lent, il a vite trouvé la chamelle. Il l’a ramenée en pensant que son propriétaire viendrait la réclamer et que nous en pourrions peut-être obtenir des services en échange. Il pense qu’on fera bien d’ouvrir l’œil cette nuit. On mettra les chevaux à la corde et on dormira d’une oreille ; car le propriétaire de la chamelle a dû aller prévenir des amis qui se tiennent aux environs dans une gorge. Il a vu Sadik et s’est caché. Nous n’utiliserons pas la chamelle, bien qu’elle nous soit fort utile, et nous ne mangerons pas le « chameau de lait, » comme le proposait Rachmed, qui se régalerait, je crois, de chair humaine. Nous avons tenu conseil à ce sujet, et nous nous sommes rendus à l’avis de Sadik. Selon lui, nous devons éviter de nous susciter des ennemis, à moins d’absolue nécessité…

Nous allons par une steppe rougeâtre et caillouteuse, où la neige est rare. A mesure que nous nous éloignons du Kara-Koul, qui n’est bientôt plus qu’une raie blanche, la plaine se resserre en forme de golfe : nous en sortirons par un détroit qu’on devine dans la montagne. Cette région déserte est tachée de larges plaques déneige sur lesquelles de nombreux troupeaux d’arkars se détachent. Ils fouillent la neige tête baissée, mais l’un d’eux fait sentinelle. Il nous voit, donne l’alerte, et toutes les têtes se dressent, puis soudain ils se serrent les uns contre les autres et s’enlèvent en bondissant ; ils s’arrêtent encore, regardent, et si nous allons sur eux, ils partent après courte réflexion et prennent le large, les longues