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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/635

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soixante-dix-huit que nous sommes partis d’Osch, et cent quarante-trois que j’ai quitté Samarcande. Allah seul sait si je le reverrai jamais. Ah ! Samarcande ! Samarcande ! »

Nous n’avons qu’à attendre la réponse au mot adressé par nous au premier agent anglais qui le recevra. Je lui dis que, pour nous, l’impasse est en arrière. Je n’énumère pas toutes les raisons qui motivent la détermination prise d’aller en avant. La première, la plus péremptoire, c’est que la neige fond, que la rivière de Mastoudj n’est plus guéable, ni le Wakane-Darya. Nous n’avons plus la vigueur nécessaire pour recommencer à lutter contre les hommes et contre la nature, ni les ressources pécuniaires avec lesquelles nous pourrions acheter le Tchatral, car il est à vendre.

Ma conviction est que rien ne sera décidé avant bien des semaines, car la lettre que nous avons envoyée passera par plusieurs mains, on tiendra conseil avant de la transmettre, et qui sait si le courrier qui la porte arrivera à destination, car le chemin de Péchaver n’est pas sûr !

Pépin, Capus, et Menas, l’un de nos deux serviteurs, sont partis pour le village de Tchatral, où habite le metar ou roitelet du pays. Rachmed et moi sommes restés à Mastoudj avec nos six chevaux qui avaient survécu, nos quelques bagages et nos deux chiens. Nous avons attendu quarante-cinq jours la réponse, qui nous est venue du gouvernement de l’Inde avec des secours d’argent, que depuis nous avons remboursés.

Nous avons employé notre temps à étudier les mœurs des indigènes. Nous avons découvert bien peu de chose dans leurs cervelles. Quelques petits besoins, ceux de l’animal, l’occupation de les satisfaire et, une fois qu’ils sont satisfaits, nulle préoccupation. Ils sont très gais, dès qu’ils n’ont plus faim. Les gens d’Occident ont la manie de civiliser les autres, on sait comment et avec quel désintéressement. Cela vaudrait-il la peine qu’on « civilisât » ceux-ci ? A quoi bon éveiller leur intelligence du sommeil où elle est plongée ? Ils paraissent jouir d’une parfaite tranquillité d’esprit. Seront-ils plus heureux lorsqu’ils l’auront perdue ?

Il y a dix ans encore, ils ne se préoccupaient guère que des Anglais, mais aujourd’hui les Russes les intéressent, et ils nous ont fait mille questions à leur sujet. D’après les renseignemens qu’ils nous ont dit tenir de pèlerins, les Russes seraient pauvres, mais ils auraient beaucoup de soldats. Ils ont entendu parler sans doute de la petite affaire de Pendeh ; de bouche en bouche, le combat d’avant-poste est devenu une grande bataille perdue par les Afghans, et tandis que nous étions là, la nouvelle se répandait que les