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pour oublier quelquefois ses misères, c’est de les mettre en commun ; et la seconde, que la seule distinction solide qu’il y ait entre les hommes, ce n’est pas l’intelligence, mais la bonté qui l’y met. De ces deux vérités, les romanciers anglais, qui n’ont pas peint, eux non plus, la vie couleur de rose, ont mieux compris la première, et les romanciers russes la seconde. Les nôtres, plus aristocrates, moins populaires, je veux dire plus différens du peuple, de la foule anonyme et obscure, héritiers d’une littérature de cour, semblent avoir quelque répugnance à entrer dans cette vue… Mais, sans en dire aujourd’hui davantage, il suffit d’avoir montré que le pessimisme de M. de Maupassant, s’il a pu procéder autrefois de la même origine, n’est pas le même aujourd’hui que celui de Flaubert ou de M. Zola.

Tel quel, il est aisé de voir ce que le talent de M. de Maupassant doit de force et d’éclat un peu sombre à cette conception générale de la vie. Ainsi, d’autres ont dû leurs plus belles pages à leurs propres souffrances, et plus d’une fois son mépris de l’humanité a heureusement inspiré l’auteur de Madame Bovary. Mais qui ne voit, à plus forte raison, ce que ce terrible sous-entendu, si je puis ainsi dire, du néant des choses, donne d’intérêt neuf et profond à une histoire d’amour par exemple ? M. de Maupassant n’y insiste pas ; il ne fait que l’indiquer à peine ; ce n’est qu’un mot ou un tour de phrase ; mais, ironiques jusqu’au cynisme ou tragiques jusqu’à la cruauté, je le retrouve dans presque toutes ses nouvelles, ce sentiment de la vanité des choses, pour y tenir la place qu’occupaient jadis, dans les romans de George Sand, si l’on veut, la joie, l’ardeur et la volonté de vivre. Et ce que nous disons de ses histoires d’amour, nous pourrions le dire des autres. En même temps qu’elles amusent, qu’elles intéressent, et quelquefois qu’elles irritent, elles font penser. Elles se sont comme chargées de sens, et l’on pourrait les définir des « raccourcis » ou des « résumés » de toute une longue suite de réflexions et d’idées. C’est grâce à la conception de la vie que l’on sent par-dessous, qui les soutient en quelque sorte, et que l’on verrait paraître, si l’on en déroulait, si l’on en développait les formules rapides, presque abréviatives. La conception peut être discutable, mais l’effet est certain, et non moins original que certain.

Que tout cela reste d’ailleurs un peu dur, on ne saurait le nier, et j’imagine qu’au surplus il ne déplaît pas trop à M. de Maupassant de se l’entendre dire. En renonçant à nous « scandaliser, » il a continué de voir les choses comme elles sont ; et elles ne sont point, en général, ce qui s’appelle belles. Aussi bien, de quelque source très noble et très élevée qu’il dérive son pessimisme, il s’y mêle toujours deux choses très personnelles : beaucoup de lassitude et un peu de misanthropie. Dirai-je qu’il est de ceux a pour qui tout est fini dès qu’ils touchent à trente ans ? » que « rien ne distrait plus parce qu’ils ont