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a décuplé les moyens de transport, si, à l’aide des chemins de fer et des bateaux à vapeur, elle permet de franchir en quelques heures des distances qui exigeaient des jours de voyage, si elle a centuplé la puissance de production appliquée aux besoins extérieurs de l’homme, elle n’a accru que dans de bien plus faibles proportions la quantité de grains et de viande nécessaire à sa subsistance. Le bénéfice obtenu jusqu’ici consiste en une augmentation des produits fabriqués, en une baisse de prix de ces produits, plus qu’en un accroissement de bien-être et de loisir pour la classe ouvrière.

S’ensuit-il, d’autre part, qu’au développement de l’industrie corresponde celui du paupérisme ? On l’affirme sans le prouver, et les statistiques vont à l’encontre de cette assertion, à moins que l’on ne donne à ce mot de paupérisme le sens que lui attribuait Proudhon, et qu’on ne le considère comme exprimant moins la privation que l’équilibre rompu entre les ressources et les désirs. L’envie, née de l’inégalité des conditions, des ardentes convoitises des uns et du luxe des autres, est incontestablement le trait caractéristique de cette fin du XIXe siècle, la maladie morale qui fait le plus de ravages ; elle est la cause déterminante des mouvemens politiques, des soulèvemens populaires, des haines de classe, et les aspirations passionnées vers une égalité chimérique ne sont que les manifestations d’un mal qu’aucune mesure politique ne saurait enrayer.

Les grandes fortunes éveillent les grandes convoitises, mais outre que leur nombre est beaucoup plus restreint qu’on ne se l’imagine, ainsi que nous allons le montrer, la plupart des grandes fortunes modernes sont aux mains d’hommes nouveaux, artisans de leur propre opulence, sortis, comme presque tous ceux dont nous avons déjà retracé l’histoire, des rangs du peuple, arrivés, à force de travail et d’intelligence, à cette situation brillante que l’on envie sans penser à ce qu’elle a coûté de labeur, d’efforts opiniâtres, sans tenir compte qu’elle est à la portée de beaucoup, et que ces détenteurs que l’on jalouse et que l’on hait, non-seulement n’ont pas trouvé dans leurs millions un bonheur qui n’y est pas, mais que leurs voix autorisées ont déclaré hautement qu’à l’y chercher l’homme perdrait ses peines. Un Cornélius Vanderbilt. possesseur d’un milliard, un Nathan Rothschild, au moins aussi riche, l’ont dit, écrit, et on peut les en croire. Ce n’étaient ni des prédicateurs parlant au nom d’un dogme moral, ni des philosophes soucieux de ramener l’homme à la source vraie, à la modération des désirs, ni des politiques anxieux de conjurer une force destructive et menaçante. C’étaient des millionnaires ployant, comme Sisyphe, sous le poids de leur rocher. Ils avaient mesuré la somme de jouissances