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draperies noires, de manière « qu’on n’y voyait goutte[1] , » et elle pleurait, pleurait, pleurait, à la lueur de flambeaux de cire. Une fois le jour, elle allait « visiter » une boite en or, suspendue au chevet de son lit et où elle avait placé le cœur de son époux, et elle pleurait sur la boite. A d’autres momens, c’étaient de grandes lamentations qui résonnaient lugubrement parmi cet appareil funèbre. Si la reine n’avait enfermé avec elle que ses nains et ses bouffons, on ne s’en serait pas mis en peine : c’était leur affaire ; mais elle s’était emparée de Christine, qu’elle gardait à vue et couchait dans son lit, afin de la faire pleurer avec elle, crier avec elle, et de passer leur vie ensemble dans le noir. Elle poussait des hurlemens dès qu’on faisait mine de lui ôter sa fille. Les régens hésitaient, se consultaient, et cependant le temps volait. Le retour d’Oxenstiern délivra Christine. Le chancelier se hâta d’écarter Marie-Éléonore, qui fut larmoyer dans un de ses châteaux, et dont le nom ne reparaît plus désormais que de loin en loin, accompagné d’une mention de ce genre : la reine pleura plusieurs heures ; .. la reine pleura toute la nuit ; .. la reine ne pouvait s’arrêter de pleurer…

Christine avait subi trois ans le cauchemar de la chambre noire, de la boite d’or et des crises de sanglots à heure fixe. C’était trop pour une enfant nerveuse. Marie-Éléonore est responsable d’une part des excentricités de sa fille.

Les régens, le sénat et les états purent enfin s’appliquer librement à leur grande œuvre et donner le rare exemple d’un monarque élevé directement par son peuple, selon des programmes discutés par le peuple et en vue de gouverner un jour selon les idées du peuple. Christine eut pour précepteur la nation entière, puisque les états de Suède comptaient un quatrième ordre, l’ordre des paysans. Pour achever de rendre le cas singulier, la Suède était à cette époque assez arriérée, et cette nation d’illettrés se trouva brûlée d’une foi qui n’a jamais été égalée, même de nos jours, dans la vertu toute-puissante, mystique et magique, de l’instruction. Pendant dix années, la Suède vécut dans l’attente et l’angoisse des progrès de sa souveraine en thème latin et en mathématiques. Le bruit de ses succès d’écolière se répandait jusqu’au fond du royaume « et y éveillait, a dit un historien[2], les plus joyeuses espérances pour le bonheur futur du pays. » La reine apprenait le grec : c’était de l’allégresse. Elle lisait Thucydide : c’était du ravissement. Les étrangers la traitaient de petite savante : c’était un bonheur public.

  1. Autobiographie de Christine.
  2. Grauert.