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L’inertie individuelle et la rébellion individuelle seront nivelées et annulées par la puissance du mouvement général : tel homme a beau, sur la surface du globe, se coucher immobile ou même courir en sens inverse de la terre, la terre l’entraîne avec le tout, comme le vaisseau entraîne sur la mer tous ses passagers. Donc, quelque genre d’autorité que les hommes à venir reconnaissent à l’idéal d’une humanité plus parfaite, et même quand ils ne lui en reconnaîtraient aucune, tout unira bien, fatu viam invenient. Les individus ne sont que des grains de poussière dans un tourbillon contre la marche duquel il est vain de se révolter. L’instinct moral est plus fort que toutes les théories, et il n’est pas au pouvoir des philosophes d’empêcher l’homme de se dévouer aux intérêts sociaux. L’homme est un animal sociable, progressif, et, à sa manière, migrateur vers l’avenir : quelques hirondelles philosophes auront beau raisonner sur l’instinct de la migration, elles n’empêcheront point leur espèce de prendre son vol vers les contrées lointaines.

Sans méconnaître le rôle indestructible de l’instinct et du sentiment dans les choses humaines, il nous semble pourtant que la raison et la logique y ont aussi une très grande influence, sinon pour construire, au moins pour détruire. L’état de la France au XIXe siècle en est une preuve : on a si bel et si bien raisonné dans notre pays qu’on y a détruit la plupart des traditions politiques, religieuses, sociales : les révolutions y sont chroniques, ou du moins périodiques ; les principes abstraits de la logique révolutionnaire ont uni par passer à l’état d’axiomes chez le peuple. M. Wundt niera-t-il après cela l’influence dissolvante de la réflexion sur l’instinct et sur la tradition, — cet instinct des masses ? Il n’est point « d’autorité » qui résiste à une analyse obstinée, surtout quand cette analyse est l’instrument d’intérêts hostiles. Même dans son propre pays, M. Wundt assiste à l’action dissolvante des idées socialistes, des argumens égalitaires, de tout l’appareil raisonneur qui a d’abord fonctionné en France. Le raisonnement a miné les idées religieuses, politiques et sociales des anciennes civilisations ; nous ne croyons donc pas que les écoles antirationalistes de M. Spencer et de M. Wundt puissent lui dénier le pouvoir de décomposer peu à peu nos idées morales.

En France, la critique s’est montrée en général plus pénétrante à l’égard de l’argument opposé aux évolutionnistes, mais elle ne nous semble pas en avoir détruit la force. M. Espinas répond qu’il ne faut pas argumenter comme si, chez l’homme, u l’impulsion généreuse était tout entière à créer au moment même où l’on compare la souffrance ou la mort à encourir avec le service à rendre : » l’individu, au moment d’agir, ne peut pas tout d’un coup se délivrer de ses sentimens moraux héréditaires. — Assurément ; aussi n’est-ce