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point dons cette hypothèse que raisonne l’auteur de la Morale anglaise contemporaine : il se demande si les théories exclusivement évolutionnistes, en se répandant, n’amèneront pas dans l’avenir une dissolution successive et lente de la conscience morale, de l’instinct moral. M. Ribot nous paraît se rapprocher davantage de la vraie question. Il concède la loi établie par M. Guyau, que tout instinct tend à se détruire en devenant conscient ; mais, ajoute-t-il, l’instinct ne disparaît que devant une forme d’activité mentale qui le remplace en faisant mieux : — « L’intelligence ne pourrait donc tuer le sentiment moral qu’en trouvant mieux. » — Pourtant est-il toujours nécessaire d’avoir trouvé mieux pour détruire ou affaiblir ce qui existe ? N’a-t-on point vu des peuples préparer leur propre ruine ou leur décadence par le renversement anticipé des institutions qui étaient leur soutien ?

Selon nous, la seule objection qu’on puisse opposer à la force dissolvante de la réflexion se tire de la théorie même de Darwin. Les hommes qui n’auraient pas l’instinct de préserver leur vie personnelle par une certaine hygiène, l’existence de leurs descendais ou de leurs compatriotes par la morale et la politique, disparaîtraient et s’élimineraient d’eux-mêmes. Les buveurs d’opium ou d’absinthe se tuent ou tuent leur postérité. Grâce à l’hérédité, la préservation de notre vie individuelle est devenue un instinct inhérent à tout notre organisme, et c’est aussi déjà un instinct que de préserver la vie d’autrui, au moins quand il ne nous en coûte rien : nous tirons presque instinctivement un enfant de dessous une voiture. De même, il y a une dose de moralité rudimentaire qui sera toujours une nécessité vitale pour la race. Une race en qui l’instinct altruiste s’éteindrait absolument, s’éteindrait elle-même avec lui. De même que l’amour des sexes et l’amour maternel, une certaine somme de vertus sociales est une condition d’existence spécifique ; un minimum de désintéressement doit donc devenir, jusqu’à un certain point, une tendance organique dans l’espèce pour que l’espèce même puisse subsister.

Cette concession faite aux darwinistes, l’argument de M. Guyau n’en conserve pas moins sa valeur. Qu’est-ce, en effet, qui nous assure d’une façon certaine que la société humaine, que telle ou telle des nations qui la composent ne finira pas par une dissolution plus ou moins complète, surtout si elle se démoralise ? D’ailleurs, sans disparaître entièrement, la société peut s’abaisser, se ravaler de plus en plus, s’aplatir, vivre une vie terre à, terre, se réduire au « minimum » des nécessités sociales. Si cet effet ne se produit pas, — et nous ne croyons pas qu’il se produise, — c’est que les doctrines qui ramènent la moralité au plaisir de l’individu ou à un simple intérêt de l’espèce ne se seront pas généralisées chez tous