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et la nature de cette félicité sont également incertaines. Nous pouvons bien prévoir que l’humanité à venir sera plus intelligente, plus puissante sur le monde extérieur, — quoique toujours sujette aux maladies et à la mort, — plus active et plus variée dans ses activités ; mais il est possible, en même temps, que de nouvelles difficultés existent dans le milieu environnant pour le déploiement de ces activités, si bien que le progrès de l’intelligence et de la puissance aurait pour correctif le progrès des problèmes à résoudre et des difficultés matérielles ou sociales à vaincre. Le plaisir pourrait dès lors, en changeant toujours de forme, demeurer en quantité à peu près invariable, et la terre promise de la félicité reculerait à mesure que l’humanité avancerait. Si l’accroissement de la science et de la puissance augmente les moyens de satisfaire les anciens besoins, il entraîne aussi la création de nouveaux besoins. Notre intelligence, plus étendue, voit plus de maux dans le monde que nos pères n’en voyaient. « Dans l’Inde, dit M. Guyau, on distingue les brahmanes à un point noir qu’ils portent entre les deux yeux ; ce point noir, nos savans, nos philosophes, nos artistes même le portent sur leur front éclairé par les clartés nouvelles. » Plus la nature se découvre à eux, plus elle leur paraît indifférente à l’homme et à toutes les fins que conçoit la pensée de l’homme :


Depuis l’éternité, quel but peux-tu poursuivre ?
S’il est un but, comment ne pas l’avoir atteint ?
Qu’attend ton idéal, ô nature, pour vivre ?
Ou, comme tes soleils, s’est-il lui-même éteint ?
L’éternité n’a donc abouti qu’à ce monde !
La vaut-il ?
……..
La pensée est douleur autant qu’elle est lumière ;
Elle brûle : souvent, la nuit, avec effroi,
Je regarde briller dans l’azur chaque sphère
Que je ne sais quel feu dévore comme moi[1]


L’élargissement de la sympathie et le raffinement de la sensibilité nous rendent susceptibles de nouvelles peines en même temps que de nouveaux plaisirs : nous « avons mal » à toutes les poitrines. « De fait, certaines douleurs sont une marque de supériorité : tout le monde ne peut pas souffrir ainsi. Les grandes âmes, au cœur déchiré, ressemblent à l’oiseau frappé d’une flèche au plus haut de son vol : il pousse un cri qui emplit le ciel, il va mourir, et pourtant il plane encore[2]. » Le seul être qui parle et pense

  1. Vers d’un philosophe. — L’Analyse spectrale, p. 198.
  2. Esquisse d’une morale, p. 241.