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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/877

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est aussi le seul capable de pleurer. Un poète a dit : « L’idéal germe chez les souffrans. » — « Ne serait-ce point plutôt, demande M. Guyau, l’idéal même qui fait germer la souffrance morale et qui donne à l’homme la pleine conscience de ses douleurs ? »

Dans la société, les effets du progrès économique et politique en fait de jouissances sont également mixtes. Le conflit et la compétition ont été jusqu’ici des facteurs constans dans le développement social ; les conflits matériels pourront aller diminuant dans l’avenir sans que les compétitions diminuent ; la compétition est un phénomène essentiel dans l’ordre économique et politique. Les causes d’où provient la lutte des intérêts sont d’ailleurs constantes : elles se résument dans la multiplication des désirs et dans la multiplication des individus animés de ces désirs ; or, cette double multiplication, semble-t-il, sera toujours en avance sur les moyens de satisfaire les désirs mêmes. L’âge d’or où il suffirait de désirer pour avoir, où il y aurait place pour une quantité indéfinie d’individus au banquet de la félicité terrestre, cet âge arrivera-t-il jamais sur notre globe menacé lui-même d’une dissolution finale ? « L’équilibre toujours mobile » dont parle M. Spencer, et qui constitue le progrès, n’est lui-même « qu’un état transitoire vers l’équilibre complet, » et l’équilibre complet, c’est un autre nom de la mort. La félicité future ne sera donc qu’un moment dans l’évolution, et elle sera suivie de dissolution. Pour nous commander ou même nous conseiller d’être « un agent conscient de l’évolution universelle, » au moins faudrait-il avoir démontré que l’évolution tend certainement à produire le bonheur, et un bonheur définitif ; mais, on le voit, on peut discuter à perte de vue sur l’avenir : « nous n’avons pas le miroir magique où Macbeth voyait passer avec un serrement de cœur la file des générations futures, et nous ne pouvons lire d’avance le bonheur ou la misère sur le visage de nos fils[1]. »

Accordons cependant qu’à prendre les choses en leur ensemble, l’accroissement de la quantité de plaisir doive être parallèle à l’évolution et au progrès de la vie sociale, le plaisir pourra-t-il fournir à l’individu un vrai critérium de la moralité ? — Il est clair que la doctrine de l’évolution, en revenant avec M. Spencer à la théorie du plaisir, rencontrera la même difficulté que l’épicurisme et l’utilitarisme, l’antinomie du plaisir individuel avec le bonheur collectif. La théorie de l’évolution a beau établir entre les divers individus un lien non plus seulement extérieur et contingent, comme dans la doctrine utilitaire, mais organique et nécessaire, comme celui qui relie les membres d’un même corps vivant, il subsiste toujours entre

  1. L’Irréligion de l’avenir, p. 411.