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convaincante pour obtenir un désintéressement réfléchi. Il faut donc examiner si la morale de l’évolution ne saurait prendre une autre forme que celle d’un épicurisme élargi.


IV

Avec l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, — livre dont les critiques n’ont pas toujours saisi le but et le sens, — la morale évolutionniste et purement scientifique fait un double progrès : elle approfondit son propre principe, elle en marque et en reconnaît elle-même les limites avec une précision supérieure. Puisque la conscience, dit M. Guyau, peut réagir à la longue « et détruire graduellement, par la clarté de l’analyse, ce que la synthèse obscure de l’hérédité avait accumulé chez les individus et chez les peuples, il est nécessaire de rétablir l’harmonie entre la réflexion de la conscience et la spontanéité de l’instinct inconscient. » Il faut entrer dans une voie nouvelle, trouver un principe d’action, autre que le plaisir, « qui soit commun aux deux sphères, et qui, conséquemment, en prenant conscience de soi, arrive plutôt à se fortifier qu’à se détruire[1]. »

Où trouver ce principe ? Voilà le nœud de la difficulté. M. Guyau part de cette idée que le fond commun de l’instinct et de la réflexion, c’est la vie. Le plaisir n’est qu’une conséquence, il n’est pas premier ; « ce qui est premier et dernier, c’est la fonction, c’est la vie. » L’être va, disait Épicure, où l’appelle son plaisir ; a non, répond M. Guyau, il n’est pas vrai que l’activité emmagasinée se déploie uniquement en vue d’un plaisir, avec un plaisir pour motif ; la vie se déploie et s’exerce parce qu’elle est la vie. Le plaisir accompagne chez tous les êtres la recherche de la vie beaucoup plus qu’il ne la provoque ; il faut vivre avant tout, jouir ensuite. » La psychologie classique s’était toujours restreinte aux phénomènes consciens ; de même la morale classique. M. Guyau, — et c’est l’originalité de son point de vue, — croit qu’il faut chercher un ressort d’action qui puisse jouer à la fois dans les deux sphères, mouvoir tout ensemble en nous l’automate et l’être sentant. Ce ressort est la vie. C’est la vie même bien comprise qui fournira la conciliation demandée entre l’instinct et la réflexion, comme entre « l’altruisme et l’égoïsme. » La vie, en effet, « en prenant conscience de soi, de son intensité, de son extension, ne tend pas à se détruire : elle ne fait qu’accroître sa force propre. » — « Une vie plus complète et plus large peut régler une vie moins complète et moins large : telle est la seule règle pour une morale exclusivement scientifique. »

  1. Esquisse d’une morale, p. 241.