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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/884

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Passons du domaine de l’activité dans celui de l’intelligence. Le second équivalent de l’obligation morale, selon M. Guyau, sera l’idée même de la vie la plus intense et la plus expansive, idée-force qui, en se concevant, tendra à se réaliser, exercera une pression dans son propre sens, fera effort pour se changer en mouvement. Celui qui ne met pas son action en harmonie avec sa pensée est en lutte avec lui-même, divisé intérieurement ; aussi sent-il qu’il lui manque quelque chose : il n’est pas entier, il n’est pas lui-même. Il se dit alors obligé à se compléter, à se remettre d’accord avec soi ; — obligation, d’ailleurs, tout intellectuelle et logique : « ne soyons pas une sorte de mensonge en action, mais une vérité en action. » Le troisième équivalent du devoir sera emprunté à la sensibilité, non plus à l’activité et à l’intelligence. Ce sera la « fusion toujours croissante des sensibilités humaines, » le caractère « toujours plus sociable des plaisirs élevés. » Les jouissances d’ordre supérieur prennent une part chaque jour plus grande dans notre vie, — plaisirs esthétiques, plaisir de raisonner, d’apprendre et de comprendre, de chercher, etc. Or, ces plaisirs sont beaucoup plus intimes, plus profonds et plus gratuits que les jouissances matérielles ; « ils tendent donc beaucoup moins à diviser les êtres. » Les plaisirs de l’art, par exemple, s’augmentent en se partageant :


Ainsi que la vertu, l’art se sent généreux :
Lorsque je vois le beau, je voudrais être deux[1].


Nous marchons vers une époque où « l’égoïsme primitif sera de plus en plus reculé en nous et refoulé, de plus en plus méconnaissable. » Le meilleur substitut de l’obligation morale, si jamais les idées métaphysiques disparaissent, ce sera, selon M. Guyau, le sentiment de la solidarité croissante entre tous les êtres. En vertu de l’évolution, les plaisirs s’élargiront peu à peu et seront conçus comme de plus en plus impersonnels. L’homme ne songera plus à jouir dans son moi comme dans une île fermée.

Ainsi donc, dégagez la vie des nécessités extérieures qui en répriment l’élan naturel, ramenez-la à son fond le plus réel, qui est l’activité expansive, féconde et généreuse, vous reconnaîtrez, selon M. Guyau, que cette réalité de la vie est en même temps son idéal, que la vie porte en elle-même son but et sa loi, qu’en prenant conscience de ce qu’elle est et de ce qu’elle peut, elle prend aussi conscience de ce qu’elle doit. Aussi la moralité a-t-elle ce privilège d’être à la fois la réalité la plus vivante et la poésie la plus haute. La vertu est un art merveilleux par lequel l’artiste se façonne lui-même. « Dans les vieilles stalles en chêne des chœurs d’église, amoureusement sculptées

  1. Vers d’un philosophe, — Le Mal du poète, p. 138.