Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/896

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’étaient déshonorés en se jetant, sans vergogne, dans les bras de Louis-Napoléon, dénoncé par eux à l’Europe, la veille encore, comme une menace pour la paix. Il s’indignait d’une évolution que rien n’autorisait à prévoir, car le 9 novembre, disait-il, en précisant les dates, le gouvernement anglais avait appelé l’attention des trois puissances, en termes alarmans, dans un volumineux mémorandum[1], sur la transformation qui se préparait en France ; il avait fait ressortir le danger pour l’Europe de procéder à la reconnaissance de l’empire sans se prémunir contre ses desseins par de solides garanties ; et, protestant contre l’appellation de Napoléon III, il avait invité les cours du Nord, dans une note « violente et fulminante » jointe au mémorandum, à envoyer à leurs plénipotentiaires à Londres des instructions pour lui permettre de se concerter avec eux sur les mesures à prendre.

M. de Prokesch ajoutait que, sur l’invitation de lord Bloomfield, il avait demandé des ordres à son ministre, mais que le comte de Buol lui avait répondu : « Dites ce que vous voudrez, mais je ne veux pas de conférence à Londres[2]. » C’est à une blessure d’amour-propre que le ministre autrichien attribuait la trahison des Anglais, « Si nous étions allés à Londres, disait-il, ils ne nous eussent pas abandonnés ! »

La défection de l’Angleterre, quelle qu’en fût la cause, n’en jetait pas moins le désarroi dans le camp d’Agramant. Les malins prétendaient que l’empereur Napoléon avait payé sa volte-face par des arrangemens commerciaux et par la subordination de sa politique à celle du cabinet anglais dans les affaires d’Orient. « N’en croyez rien, disait le ministre de Russie en haussant les épaules, c’est la peur seule qui a provoqué sa conversion. » Il est de fait que l’Angleterre, qui cède parfois à d’inexplicables paniques, redoutait une descente sur ses côtes. Le roi Léopold leur mettait martel en tête, il jouait, dans les coulisses, le rôle du berger de la fable ; il se plaisait à crier « au loup ! » il ne cessait de dénoncer les convoitises de Louis-Napoléon à tous les cabinets, et surtout à celui de la reine ; il lui prêtait l’intention d’envahir la Belgique et de venger Sainte-Hélène sur le sol britannique. « La reine s’inquiète fort de la défense nationale, écrivait lord Malmesbury, les craintes de guerre sont universelles. Cette panique est entretenue par le roi Léopold, qui m’en parle

  1. Journal de lord Malmesbury. — « Lord Derby a écrit un mémorandum très étudié sur la question du titre. La reine en est satisfaite. »
  2. Les rapports de l’Angleterre et de l’Autriche étaient à cette époque fort tendue ; le cabinet de Vienne ne pardonnait pas à lord Palmerston ses menées révolutionnaires en Italie et en Hongrie, la général de Haynau avait été lapidé à Londres.