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et que la simple annonce de son départ de Londres suffirait pour provoquer la chute du cabinet : lord Palmerston, qui s’agitait dans les coulisses pour être premier, était d’ailleurs dans son jeu. Aussi pouvait-il, sans rien compromettre, tenir tête énergiquement au mauvais vouloir de lord Derby, trop accessible aux préventions du prince Albert, aux jérémiades du roi Léopold et surtout aux cajoleries de M. de Brünnow. La tactique de la Russie était transparente : elle cherchait à entraîner imperceptiblement l’Angleterre dans des arrangemens éventuels, qui, à un moment donné, la feraient entrer malgré elle, avec les cours alliées, dans la voie des protestations. Son représentant s’appliquait à lui inspirer des craintes sur nos projets, à lui faire comprendre que la reconnaissance d’un second empire n’impliquait pas seulement une question de fait, mais qu’elle serait une inconséquence, une rétractation de la politique passée ; que les puissances auraient l’air de faire amende honorable, de méconnaître ce qu’elles avaient consacré en 1814 et en 1815, et que, pour l’Angleterre surtout, qui n’avait jamais voulu reconnaître Napoléon Ier, l’inconséquence serait flagrante.

M. de Brünnow recourait à des argumens spécieux ; sa logique était boiteuse. Napoléon H, assurément, n’avait pas régné sur la France, mais il n’existait pas moins historiquement, car son père avait deux fois abdiqué en sa faveur, et il avait été proclamé par les chambres françaises. L’Europe s’était bien plus gravement déjugée en acceptant Louis XVIII. N’avait-il pas daté son règne de la mort de Louis XVI et considéré comme non avenu tout ce qui s’était passé entre 1793 et 1814 ? Ne s’était-il pas déclaré le successeur de Louis XVII, bien que le nom de ce dernier n’eût figuré dans aucun acte ?

« J’espère que l’Angleterre n’ergotera pas et qu’elle ne se laissera pas prendre à de dangereuses amorces, disait le comte Walewski à lord Malmesbury ; il importe qu’elle n’entre dans aucune entente avec les autres puissances. » — « Mais il faut bien, répondait le ministre, que les gouvernemens causent entre eux de ce qui va se faire en France. » — « Causer, oui, répliquait le comte Walewski, mais se concerter, agir, — non ; le jour où nous saurons que vous vous êtes placé, avec les trois puissances, sur un même terrain, il faudra vous attendre à l’altération de nos rapports, quelque conciliantes que soient vos explications. »

Son langage avec lord Derby était encore plus explicite : « L’Autriche, la Prusse et la Russie, lui disait-il, y réfléchiront à deux fois avant de prendre une attitude défiante. La défiance engendre la froideur, et de la froideur à la guerre, il n’y a qu’un pas. » Et il insinuait, pour atténuer l’effet de sa menace : « L’avenir de nos relations dépendra entièrement des décisions que vous allez prendre. Il n’y