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armer une flotte, ce n’était pas l’état qui donnait les fonds, c’étaient un ou plusieurs citoyens riches. On n’avait pas la faculté, quand on possédait la fortune voulue, de fuir cette obligation ; on devait même aller au-devant. On savait gré à l’homme qui faisait à cet égard les choses largement, et l’on avait mauvaise opinion de celui qui lésinait ou qui tâchait de se dérober. « Par quels moyens espères-tu gagner la faveur des juges ? disait un plaideur à son adversaire ; as-tu accompli de nombreuses liturgies ? t’es-tu imposé, dans l’intérêt public, de gros sacrifices d’argent ? as-tu été triérarque en temps de guerre ? as-tu apporté au trésor des contributions considérables ? Non, tu n’as rien de tout cela à ton actif. » Quel avantage, en revanche, lorsqu’on pouvait se rendre ce témoignage qu’on s’était appauvri ou ruiné pour la cité ! Le cas n’était pas aussi rare qu’on le croirait. Dans l’espace de quelques années, un individu, du nom d’Aristophane, ne consacra pas moins de 25,000 francs à ses liturgies. En sept ans, elles coûtèrent à un autre près de 55,000 fr. Il y en eut même un qui dépensa, « en vue de la guerre », la somme incroyable de 471,000 francs, c’est-à-dire toute sa fortune. La loi, sans doute, n’était pas si exigeante ; mais qu’importe au fond, si les mœurs renchérissaient sur elle ? Il serait curieux de reconnaître quelle était, dans le chiffre des impôts directs de chaque exercice, la part des liturgies et celle de l’eisphora. Le calcul n’est possible que pour un petit nombre de particuliers, et il conduit à cette conclusion que la première de ces charges était beaucoup plus lourde que la seconde. Si on les additionne l’une à l’autre, on constatera que les taxes sur le capital étaient plus qu’un appoint dans le budget athénien, et qu’elles en formaient peut-être, du moins par intervalles, la ressource la plus abondance.

L’eisphora ne répond pas davantage à l’idée qu’on se fait de l’impôt sur le capital, lorsqu’on le considère comme a une taxe de compensation, destinée à rétablir la justice dans un système fiscal, et à demander aux classes aisées et riches un supplément de contributions, parce que ces classes ont été trop ménagées par les impôts indirects[1]. » Les impôts indirects étaient peu de chose à Athènes. Ils consistaient en un droit de port, un droit de marché, un droit de douane, tous perçus d’après un tarif tellement faible, qu’ils ne produisaient pas plus de 60 à 70 talens. L’eisphora, jointe aux liturgies, est bien plutôt une confiscation déguisée d’une partie de la fortune individuelle. Obéissait-on déjà aux mobiles qui poussent les socialistes modernes à préconiser les taxes analogues ? Croyait-on que le contribuable doit payer, a non pas en proportion

  1. P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, I, 442.