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pied dans le monde connu, — Tandis qu’une quantité de petits êtres à figure jaune, à livrée noire et rouge, surgissent des fonds du kiosque, s’empressent autour de nous avec des légèretés d’oiseau, des obséquiosités d’esclave, découpant les faisans truffés, servant les vins, les bombes glacées, les gelées et les petits-fours.

Pendant la demi-heure que dure ce lunch, mes yeux restent fixés sur l’impératrice. D’où. je suis placé, je la vois de face, plus pâlie encore et plus mystérieuse, dans la pénombre que jettent sur elle les draperies violettes armoriées de chrysanthèmes. Son visage s’est animé; elle a un peu plus l’air de regarder les choses réelles, de s’intéresser à notre monde visible. Du bout de ses tout petits doigts, elle fait de temps en temps mine de prendre sa fourchette pour piquer un bonbon, ou bien elle porte sa coupe de champagne à ses lèvres invraisemblablement rouges. Parfois aussi, quand quelque chose que je ne puis saisir l’étonné ou la contrarie, son expression change tout à coup ; son sourire persiste, mais, pendant un inappréciable instant, une contraction nerveuse pince son petit nez d’aigle, ses yeux deviennent ironiques, ou durs, ou cruels ; ils lancent un commandement bref, un éclair glacé. Et elle est plus charmante alors, et plus femme.

Que d’étonnemens et de froissemens il doit y avoir encore pour elle, au milieu de ce vertige qui entraîne son pays vers des choses nouvelles et inouïes, après des millénaires d’impénétrable immobilité ! Dans son enfance, elle a été sans doute, comme les impératrices anciennes, une espèce d’idole cloîtrée qu’on ne pouvait regarder sans sacrilège; au palais même, ses serviteurs se jetaient la figure contre terre sur son passage. Et maintenant, emportée comme le Japon tout entier par ce bouleversement sans nom, elle est obligée de se laisser voir par nous, de nous regarder aussi, de nous sourire, de nous admettre à sa table. Qui pourra jamais sonder quelles terribles révoltes d’orgueil en notre présence, ou quelles timidités sauvages peut-être, se cachent sous ce petit masque poudré et souriant de déesse en train de déchoir!..

« Mademoiselle Nihéma, » la noble interprète, est déléguée, dans le courant du repas, pour aller appeler à tour de rôle et amener devant le fauteuil impérial les quatre ou cinq Européennes conviées à cette fête (femmes des ministres de France, d’Angleterre, d’Allemagne, de Belgique et de Russie). Elles se tiennent un moment debout près de la souveraine, qui les interroge d’une voix à peine perceptible.

« Mademoiselle Nihéma » traduit en français, avec son accent d’une bizarrerie distinguée : ce sont de ces questions stupéfiantes de naïveté voulue, comme les fées d’autrefois en devaient faire aux mortelles qui s’aventuraient sur leurs domaines. (Cette phrase que