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initie aux difficultés, aux périls, et aussi aux charmes de cette existence que n’oublient jamais et regrettent souvent, au milieu des conforts de la civilisation, ceux qui en ont une fois goûté.

En 1816, nos deux pionniers réalisèrent une partie de ce qu’ils possédaient en Angleterre et partirent pour les États-Unis dans l’unique dessein de s’assurer par eux-mêmes de ce qu’il y avait de vrai dans les récits vagues qui circulaient alors et d’après lesquels il existait, dans le far-west, d’immenses prairies. Il n’y avait guère, semble-t-il, dans cette assertion, traitée de fable par les colons américains eux-mêmes, de quoi surexciter l’imagination de deux respectable fermiers du comté de Sussex et les décider à quitter leur exploitation prospère pour s’embarquer dans une expédition aussi lointaine et aussi chanceuse. Mais l’esprit d’aventure souffle où il peut et comme il veut, déracinant les hommes du sol natal et les poussant au hasard sur des terres nouvelles. Eux-mêmes croyaient peu à l’existence invraisemblable de ces prairies. Le littoral des États-Unis, encore seul exploité et colonisé, offrait partout l’aspect d’une immense forêt. Aussi loin que l’on eût pénétré dans l’intérieur, la forêt s’étendait, semée de clairières, sillonnée de fleuves et de rivières, peuplée d’Indiens. Quelques explorateurs audacieux affirmaient bien qu’au-delà des monts Alleghany, par-delà Cincinnati, qui comptait à peine quelques habitans, commençait la région des prairies, la riche vallée de l’Ohio traversée par la Belle-Rivière le mystérieux Wabash, et confinant aux rives désertes du lac Michigan. C’est sur cette plage, alors couverte de hautes herbes, où paissaient des troupeaux de buffles et d’élans, que Chicago devait semer un jour, sur 100 kilomètres carrés, ses luxueuses habitations, ses hôtels princiers, ses parcs, ses marchés et ses usines, sa Michigan Avenue peuplée de millionnaires.

Le récit qu’a laissé George Flower pourrait être intitulé le «Manuel de l’explorateur. « Il abonde en détails minutieux et précieux sur l’art de voyager alors, sur les précautions à prendre, sur le choix de sa monture, sur les soins à lui donner. Il importe en effet de ne pas se tromper dans l’achat d’un cheval qui doit vous porter pendant 2,000 kilomètres, de la mule porteur de vos bagages et dont la charge, exactement proportionnée à ses forces, doit être équilibrée avec un art savant. La sécurité, la vie même du voyageur, en dépendent. Une courroie qui se rompt au passage d’un gué, à la descente d’un ravin, peut entraîner mort d’homme; un bât mal assujetti, trop lâche ou trop serré, peut estropier l’animal, retarder la marche et contraindre à camper dans des conditions désastreuses. Pas une partie de l’équipement qui n’exige une surveillance attentive, pas un point de suture qu’on ne vérifie, pas une longe dont on n’éprouve la force de résistance, pas une corde