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mordu au cœur, le serpent de tes tresses noires. » Kouchal-Khan avait déjà dit : « Ton visage est le jour, tes tresses sont la nuit ; je le jure par le matin et je le jure par le soir. » Devenu vieux, après avoir eu cinquante-sept fils, il s’éprit d’une Agnès et l’épousa. Il lui donna des bijoux, des esclaves ; elle pleurait toujours : — « Tu pleures, lui dit-il en colère, parce que tu es jeune et qu’il te faut un jeune. Tu l’auras. » Et avisant un nègre ?d’Abyssinie qui balayait les ordures, il lui cria : « Voilà ta femme ! Prends-la, ou je te fais trancher la tête. » Il se flattait de s’être vengé ; mais quelques jours plus tard, allant à la chasse, il aperçut au sommet d’un monceau de gerbes un homme et une femme qui faisaient voler la paille et folâtraient et riaient et chantaient : c’était le nègre et la princesse. Et Kouchal, accordant son rebab, s’écria : « Je ne veux plus être ni Kouchal ni prince. Plût à Dieu que je fusse un balayeur, la hotte au dos, mais avec ma jeunesse, avec la jeunesse que je n’ai plus ! »

Les poètes afghans ne chantent pas seulement l’amour, ils enseignent à leurs compatriotes le code, les saintes règles de l’honneur ; mais il faut avouer qu’ils les entendent autrement que nous. Le héros de la chanson grecque était le KIephte, le héros des chansons afghanes est le bandit, pourvu qu’il ait cette furie, cette impétuosité d’attaque à laquelle rien ne résiste, cette folie de courage qui ignore le danger. Un Kurde disait à M. Bonvalot : « Trouvez-donc un Russe ou un Anglais, un Ourouss ou un Inglis, qui marche contre un tigre le sabre à la main ! Un Pouchtoun seul en est capable. » Outre le courage, le code de l’honneur afghan comprend trois devoirs, trois vertus cardinales, le respect du droit d’asile, la vendetta et l’hospitalité : se déshonore tout Pouchtoun qui livre un fugitif ou qui ne venge pas sur les enfans l’injure que lui a faite le père, ou qui traite chichement son hôte. « Le pauvre veut recevoir en riche et le riche veut > recevoir en prince ; ils s’endettent pour échappera l’épithète de choum, ladre, la pire qu’où puisse adresser à un Afghan. » Quel que soit l’étranger qui frappe à leur porte, il leur est défendu « d’ouvrir la bouche comme un puits vide, » et de lui dire : « D’où viens-tu ? »

En revanche, l’honneur afghan ne défend pas de voler ; le vol est un art, et il est glorieux d’y exceller. Les Ghilzais, tribu célèbre de l’Afghanistan, sont fiers de leur nom, qui signifie fils de voleur. Quand un petit Ghilzai vient au monde, sa mère perce un trou dans le mur de la maison et l’y fait passer, en lui disant : « Ghal-zai ! sois un bon voleur mon enfant. » C’est toute la cérémonie de son baptême. L’honneur afghan ne défend pas non plus de mentir. En Asie, sauf les Turcs, tout le monde ment ; mais il y a des maladroits qui se laissent prendre. Les Beloutchis, par exemple, ont pour principe que l’homme qui n’est pas allé en prison, qui n’a tué personne, qui n’a pas enlevé la femme de son voisin, n’est pas un vrai Beloutchi. Mais ils ne savent