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les Ourouss leur permettraient de rançonner, de louter Delhi, que les Anglais n’ont à leur offrir que le maigre pillage du Turkestan.

L’Angleterre le sait, et elle fait peu de fond sur le bon vouloir des Pouchtoun. Aureng-Zeb, l’empereur mogol qui conquit le Thibet et Golconde, ne comprenait pas qu’on pût vivre hors de Delhi, qu’il appelait le paradis sur terre. Quand on a la joie de posséder un paradis, on a le souci de le défendre contre les voleurs. Les Anglais, qui ont étudié l’histoire, se disent que, si jamais les Russes se mettaient en marche sur l’Inde, ils retrouveraient les logemens préparés par les fourriers d’Alexandre et de Tamerlan. « Les maîtres de la plus riche contrée du globe, écrivait M. Bonvalot, s’acquittent à souhait d’une difficile besogne d’exploitation; ils se tiennent au milieu de millions d’hommes et les dominent par des prodiges d’habileté. Ils font voir ce que peuvent des commerçans et des industriels ayant de la suite dans les idées. Néanmoins, leur puissance semble faite d’artifices; ils remontent un courant, ce qui fatigue les plus intrépides nageurs, tandis que les autres le suivent, ce qui est bien plus commode. »

De son côté, M. Darmesteter estime que, si le choc se produit, la Russie ne trouvera dans l’Inde aucun allié actif et déclaré, mais que si les Anglais n’ont rien à craindre de leurs sujets, ils n’ont pas grand’chose à en espérer. Un fonctionnaire lui disait que les Indiens de Luknow jouaient sur les chances de l’Angleterre et de la Russie, sans grande passion ou pour l’une ou pour l’autre, mais avec une vive curiosité : « Les classes riches, ajoute-t-il, redoutent l’arrivée des Russes, elles se disent qu’ils viendront les louter en grand et se retireront. Elles auraient moins peur si elles pensaient qu’ils resteront. » L’Inde est accoutumée à laisser faire sa destinée par les autres. Elle sera comme la génisse pour qui se battent deux taureaux. Si le Russe était vainqueur, elle lui dirait sans doute ce que dit à son amant la femme aux tresses noires : « Tu as fait le voleur sur mes joues, et mon mari, mon gardien, est en grande colère contre toi. Je le donnerai accès dans le jardin de ma blanche poitrine. J’aime peu le vilain. Je te permettrai de fourrager dans la grange des tresses noires. »

Les Russes arriveront-ils jamais dans l’Inde? Ni M. Bonvalot ni M. Darmesteter n’affirment rien à ce sujet, et ils ont raison. En Orient encore plus qu’en Europe, le chapitre des accidens est infini. Il faut laisser aux astrologues politiques le plaisir d’étonner le monde par leur manie de prophétiser et par leurs audacieuses certitudes. Bayle disait qu’un homme qui s’engage à annoncer l’avenir doit avoir premièrement un front d’airain, et secondement, pour se tirer d’affaire quand il se blouse, un magasin inépuisable d’équivoques.


G. VALBERT.