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relâche, comme sous l’effet d’une capricieuse rafale. Le trajet, effectué depuis la station dans l’obscurité, avait été une rude épreuve pour les nerfs de Barbara, tandis que la voiture descendait à fond de train cette route en pente, rompue par d’innombrables ornières, entre la noire étendue des champs et la profondeur pierreuse des ravins, que la jeune femme reconnaissait aux lueurs intermittentes de l’orage.

Oui, elle se rappelait tout, les arbres paraissant se poursuivre sur le ciel automnal qui les faisait valoir comme un papier bleui fait valoir des esquisses sombres, et la grande herbe sèche d’un brun blanchâtre qui s’enroulait aux pieds des chevaux, pressés de regagner l’écurie. Ces braves bêtes dévalaient les chemins étroits en passant par-dessus de grosses pierres, comme elles eussent fait sur des feuilles mortes. Le cocher nègre, qui excitait leur allure en sifflant et en levant les coudes, formait une silhouette si grotesque, sur le fond rouge et brillant des éclairs, que Barbara ne put s’empêcher de sourire, malgré sa peur ; mais elle redevint sérieuse lorsque la voiture faillit accrocher l’angle d’un mur en ruines, et ses craintes ne furent pas calmées par le souvenir qu’à moins de vingt mètres il y avait un pont périlleux formé de planches disjointes, avec une pierre posée çà et là. Ce pont s’abaissait au milieu jusque dans les eaux tourbillonnantes d’un ténébreux torrent connu dans le pays d’alentour sous le nom de Machunk-Creek.

Plusieurs légendes expliquent l’origine de ce nom. L’une d’elles, accréditée parmi les nègres, voulait qu’un homme l’eût jadis traversé une torche de résine à la main ; quand, au milieu de l’unique planche qui servait alors de passerelle, il laissa choir son flambeau, le pauvre diable s’écria désespéré : — Oh ! my chunk ! Oh! ma torche! — Jamais Barbara n’avait douté de l’authenticité de cette histoire; aujourd’hui encore, elle pouvait se représenter la noire figure épouvantée du bouillonnement des eaux, elle croyait presque entendre ses cris. Un instant elle pensa descendre de voiture pour suivre son exemple en traversant à pied; certain grondement sourd, certain balancement de mauvais augure l’avaient avertie que le danger commençait; elle ferma les yeux, bien que l’obscurité fût complète. Une secousse, un effort des chevaux qui s’éclaboussaient, puis, une fois de plus, ce bruit particulier, unique, qui sortait des grosses lèvres d’oncle Joshua, le cocher, et ils repartirent plus vite que jamais dans les ténèbres croissantes, jusqu’à ce que le sable de l’allée des voitures à Rosemary grinçât sous les roues, jusqu’à ce que les bras familiers des grands buis eussent égratigné au passage les flancs de la voiture. Des taches de